CULTURE

«Gangs of New York», l’écriture des cicatrices

Martin Scorsese signe une fresque impressionnante, où les cicatrices sont des mémoires vivantes, les témoins d’une histoire à la fois personnelle et collective.

«Gangs of New York», inspiré par le livre de Herbert J. Asbury paru en 1927, est construit comme un opéra: prologue, ouverture, trois actes distincts dont chacun possède son morceau de bravoure (un incendie tragi-comique, une scène burlesque de représentation théâtrale, un duel de music-hall dans une pagode baroque) et final glorieux avec présence à l’écran de tous les figurants, même les animaux du cirque Barnum.

Plus qu’une fresque historique, c’est d’avantage un spectacle épique et lyrique – une partie de la presse américaine le lui a d’ailleurs reproché. Martin Scorsese que le crime organisé et les luttes claniques («Les Affranchis», «Casino») ainsi que la violence urbaine («Taxi Driver») ont toujours passionné y livre sa vision du monde et de l’humanité: grise de cendres et sans mémoire.

La scène de prologue montre en très gros plan un homme, un prêtre plus précisément (Liam Neeson), en train de se raser. Après s’être blessé la joue, une goutte de sang perle sur le couteau. L’homme dit à son fils qui le regarde subjugué de ne jamais nettoyer les taches de sang sur le métal.

Raser et saigner, c’est le programme des premiers occupants de la New York moderne, des barbares à peine sortis de la préhistoire avec leurs grigris, peaux de bête, totems et peintures guerrières. Scorsese ne pouvait être plus explicite en situant les premières séquences de son film dans une grotte, tanière et arsenal d’un des deux gangs. Nous ne sommes pas très loin des images de la série documentaire, «L’Odyssée de l’espèce», qui raconte l’éviction de Neandertal par l’homo sapiens.

L’action se situe en 1846. Le clan des Natives (les anglo-saxons protestants, descendants des premiers colons) mené par Bill le Boucher (Daniel Day Lewis proprement hallucinant) s’oppose à la bande des Dead Rabbits, immigrants irlandais fraîchement débarqués, guidé par le prêtre Vallon. L’enjeu de leurs rixes à répétition est le contrôle du quartier de Five Points, au sud de l’île de Manhattan, une sorte de Cour des Miracles où vivent comme dans un cloaque tous les damnés de la terre promise, les gueux, les putes, les assassins, les handicapés, les voleurs, les mendiants et les tueurs.

Cette première bataille, capitale pour le contrôle du quartier mais plus encore pour le récit qui va nous être raconté, est filmée comme une scène de Moyen Age, un tableau de Brueghel, une scène de village sous la neige, laquelle devient de plus en plus rouge au fil du combat. «La guerre c’est un morceau de fer dans un morceau de chair», disait Godard dans «Mozart for ever». C’est littéralement ce que montre Scorsese dans ce film à la violence omniprésente mais stylisée, où les cicatrices sont des mémoires vivantes, les témoins d’une histoire à la fois personnelle et collective.

Il y a même une certaine érotisation de la cicatrice dans «Gangs of New York» comme le montre la scène d’amour entre DiCaprio (poids plume face à Daniel Day Lewis) et Cameron Diaz (dont le rôle a été beaucoup coupé au montage), où chacun des amants montre à l’autre ses stigmates. C’est, hormis la Bible, la seule chose «écrite» dans cet univers de vocifération.

Donc, comme on peut s’y atteindre pour une scène inaugurale, le combat d’ouverture se solde par la mort du Prêtre, tué sous les yeux de son fils. Seize ans plus tard, le fils (Leonardo DiCaprio) rebaptisé Amsterdam, viendra venger son père en s’introduisant dans le clan des Natives, devenant le bras droit, puis le fils spirituel du Boucher. Réussira-t-il à trahir ce père de substitution, cruel mais séducteur, injuste mais doté d’un vrai sens de l’honneur, assassin d’un homme auquel il rend hommage chaque année?

Amsterdam avouera-t-il sa véritable identité à son protecteur? Son meurtre apaisera-t-il sa vengeance ou en provoquera-t-il une autre? Autant de questions qui rythment la trame œdipienne du film, encore aiguisée par le fait que Bill le Boucher et Amsterdam se partagent la même femme, Jennie Everdeane (Cameron Diaz), pick-pocket irlandaise.

Ce qui est passionnant dans «Gangs of New York», et qui vaut que le film soit d’ores et déjà considéré comme un des plus importants de l’année, c’est la lecture inédite, du moins au cinéma, de la naissance de l’Amérique moderne. Loin de la mythologie du western (conquête des grands espaces, hymne à la ruralité, élimination des Indiens), loin également de l’histoire officielle qui vante «la grande démocratie basée sur le melting-pot», Scorsese imagine un «eastern», c’est-à-dire une fiction urbaine qui se déroule dans un quartier de New-York, Manhattan, livré aux combats de rue.

Combats qui opposent des clans dont la différence n’est pas ethnique, à peine religieuse, mais de droit du sol: les immigrants anciens (les Anglosaxons) rejetant les nouveaux (les Irlandais), dont le nombre constitue un danger. C’est cette Amérique là qui intéresse Scorsese, celle des marginaux, des affranchis, des maffiosi, des clandestins, autant de personnages qui nourrissent sa filmographie.

Cette guerre des gangs pour la fondation des Etats-Unis, confondue avec celle d’une ville (Scorsese est moins américain que new-yorkais) est avant tout fratricide, quasiment incestueuse, à l’image du conflit qui oppose Bill le Boucher à Amsterdam. Ce n’est pas à l’Autre (Noir, Indien, Chinois) que les personnages de «Gangs of New York» doivent s’affronter mais au Même, d’où toute l’imagerie tribale mais surtout l’impossibilité pour les personnages principaux, sauf Jennie, d’être de plein pied dans l’Histoire en cours.

Dans la scène finale, furieuse et chaotique, Scorsese montre combien l’ultime duel entre l’Anglosaxon Bill et l’Irlandais Amsterdam se révèle dérisoire face à la violence de masse qui est en train de se produire à quelques rues: des milliers d’immigrés irlandais pillant les maisons des riches pouvant s’offrir leur exemption de la guerre de Sécession, tout en lynchant quelques Noirs au passage, et la meurtrière répression des forces de l’ordre pour les contenir.

Cette brutale immaturité de l’homme qui passe sa vie à détruire au lieu de construire — il n’y a pas un seul geste de construction dans le film –, Scorsese la renforce avec son image de fin, Manhattan à la fin du XXe siècle vu du cimetière d’en face, d’où rayonnent deux grandes tours, dont on sait qu’elles s’effondreront.