«Nous n’avons rien à voir avec l’esclavage, la traite négrière ou le colonialisme», disait le représentant suisse à Durban. Un ouvrage passionnant, paru récemment, lui donne tort.
Voici encore un livre qui va faire grincer les bonnes consciences helvétiques: trois historiens ont uni leurs forces pour dresser le panorama le plus complet possible des rapports de la Suisse avec l’esclavage*.
En trois courts chapitres sont ainsi passés en revue 1) la participation directe de Suisses ou d’entreprises suisses à la traite en achetant et vendant des esclaves, 2) la mise en pratique de l’esclavage et la répression de révoltes d’esclaves et 3) le développement de l’abolitionnisme, soit la lutte contre l’esclavage en animant différents mouvements abolitionnistes.
Le résultat de leurs investigations est, sinon vraiment surprenant si l’on prend la peine de réfléchir à la chose, du moins étonnant en raison de l’importance de ces accointances esclavagistes, une importance inversement proportionnelle à l’intérêt de l’historiographie, où l’on ne trouvait rien de systématique jusqu’à ce jour.
Or ce livre, «La Suisse et l’esclavage des Noirs», tombe on ne peut mieux, juste dans le sillage de l’émoi provoqué par Dieudonné et ses comparaisons entre la traite et la shoah, émoi qui entraîne dans la presse française une avalanche d’articles sur l’esclavagisme, ses causes et ses conséquences.
Car, comme pour la shoah, la Suisse ne pourra plus se tenir en marge du débat sous prétexte qu’elle n’est pas concernée, qu’elle n’a jamais eu de colonies et encore moins de plantations travaillées par des esclaves.
D’ailleurs, c’est précisément la position officielle de la Suisse pendant et après la conférence de Durban (septembre 2001) contre le racisme qui a poussé les historiens à accélérer des recherches déjà commencées quelques années plus tôt. A Durban en effet, la Suisse, emboîtant le pas à la bonne conscience internationale a signé un document reconnaissant que l’esclavage et la traite des esclaves constituent un crime contre l’humanité.
Mais quand des pays africains adressent une demande d’indemnisation aux pays ayant profité de cette traite, le représentant suisse (un diplomate du DFAE dont, par charité, je tairai le nom) hausse les épaules et joue les indifférents, car il va de soi que «nous n’avons rien à voir avec l’esclavage, la traite négrière ou le colonialisme».
Rien? Vraiment rien? N’aurait-il pas fallu pour cela que nous passions cette belle période historique que l’on appelle «Les Temps modernes» dans nos manuels d’histoire en marge de l’économie mondiale? N’aurait-il pas fallu que nous nous fussions contentés de nous nourrir depuis la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb de laitages, de légumes indigènes et, de temps à autre, d’un morceau de viande pour échapper aux flux de l’économie mondiale qui, pourtant, nous procurèrent, comme ailleurs en Europe, galions chargés d’or, fruits exotiques, tabac, sucre?
Que des diplomates de haut rang puissent de nos jours encore raisonner comme leurs prédécesseurs des années 1930-1950 en termes d’exception, de sonderfall, de marginalité helvétiques est proprement désarmant.
Il est certes de notoriété publique que la Suisse n’a jamais possédé de colonies, mais il est tout autant notoire qu’elle a fourni une nombre considérable de colons habiles à manier la pioche, le fouet ou les capitaux, capables comme n’importe quels autres Européens de diriger une plantation, de fonder une colonie, de faire fortune dans des pays lointains.
C’est ce qu’ont dû se dire nos historiens en consultant bibliographies et catalogues de fonds archivistiques. Et ils ont eu raison. Les premiers résultats auxquels ils parviennent montrent que pas plus que celle d’aujourd’hui, la Suisse d’hier n’est parvenue à échapper aux courants dominants de l’économie et de la politique mondiale.
Une fois que le système de commerce triangulaire (marchandises européennes échangées en Afrique contre des esclaves échangés en Amérique contre d’autres marchandises amenées en Europe pour y être vendues) fut mis en place, les commerçants suisses participèrent à ces affaires comme ils participaient aux autres. Les auteurs avancent même des chiffres: «Des Suisses participent entre 1730 et 1830 à près d’une centaine d’expéditions négrières, entraînant la déportation de 18 à 25’000 Africains vers les Amériques, soit 1 à 2% des Noirs traités par la France.» (p. 46)
Un bilan plus large tenant compte des participations financières indirectes aux expéditions donne lui aussi une moyenne de 1,5% d’implication suisse dans la déportation des Africains (172’000 personnes sur un total de 11 à 12 millions).
Pour l’essentiel, les banquiers, financiers et commerçants impliqués dans ces activités venaient de régions protestantes (Genève, Vaud, Neuchâtel, Bâle, etc.) traditionnellement beaucoup plus dynamiques que les pays catholiques sous l’Ancien Régime et au début du XIXe siècle. Ces pourcentages rapportés à la traite globale peuvent paraître faibles. Mais rapportés à la situation économique d’une Suisse encore pré-industrielle, ils sont importants: la traite représentait un débouché vital pour les textiles suisses.
Après 1848, la nouvelle Confédération eut une occasion de se pencher officiellement sur la question de l’esclavage. Ce fut vers 1860 à propos des plantations suisses dans le nord-est brésilien, dans la région de Bahia. L’affaire est trop complexe pour que je la raconte ici, mais le Conseil fédéral dut prendre position. Et il est tout à fait intéressant de voir qu’il agit comme il agira un siècle plus tard sur la question de l’apartheid et des intérêts suisses en Afrique du Sud raciste.
Il commence par jouer les vierges effarouchées, condamnant l’esclavage, proclamant l’impossibilité pour un citoyen suisse de participer (pis encore: de tirer profit) d’une telle activité, puis, placé devant la réalité des faits, avec les noms et prénoms des propriétaires d’esclaves, il se fait compréhensif, distribue des conseils paternels et renvoie à plus tard les mesures concrètes. De sorte que les colons suisses sont pratiquement les derniers à posséder des esclaves tout en ayant la caution de leur gouvernement!
Le livre de Thomas David, Bouda Etemad et Janick Marina Schaufelbuehl va certainement irriter les esprits chagrins qui persistent à penser qu’il ne faut jamais remuer les fautes du passé. Je le tiens pour ma part comme une contribution de salubrité publique dans la mesure où, mettant le passé à plat, il jette une lumière crue sur l’inexistence de mythes encore réputés fondateurs tels que l’exception suisse (Sonderfall) et sa voie particulière au bonheur (Alleingang) et montre que de tout temps nous avons partagé le sort de l’Europe, dans le bien comme dans le mal.
Ce livre n’est qu’un premier pas. Ses auteurs reconnaissent qu’il y a encore au moins deux grands secteurs à investiguer. Il faudra analyser le poids des capitaux suisses sur les centres financiers européens et par ricochet sur le financement de la traite. Il faudra aussi dépouiller les archives britanniques et portugaises concernant la traite organisée par ces Etats. La richissime République de Berne était autrefois très liée à l’Angleterre.
Ces recherches — passionnantes — s’inscrivent dans le cadre du vaste travail de reconfiguration de l’identité nationale qui est en cours. La mise en perspective de l’esclavagisme et du colonialisme réserve encore bien des surprises, et bouleversera à coup sûr des certitudes solidement ancrées dans les esprits.
Il faudra ensuite s’attaquer à une autre page sinistre de l’histoire, celle écrite par les Suisses qui ont participé directement ou indirectement aux grands génocides du XIXe siècle, les massacres d’Indiens en Amérique du Nord, des Patagons et autres indigènes en Amérique du Sud, des Hottentots en Afrique australe.
Là aussi, il y a quelques comptes à régler avec le passé.
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* «La Suisse et l’esclavage des Noirs», par Thomas David, Bouda Etemad, Janick Marina Schaufelbuehl, Editions Antipodes, Lausanne, Collection Histoire.ch, 182 p.)
