KAPITAL

La fin du règne des actionnaires

Les cours boursiers ont fait la loi dans les années 90. Les débâcles d’Enron ou d’ABB ont mis fin à une célébration aveugle. La communauté financière s’interroge soudain sur les principes qui la guident. Il était temps.

Symptomatique. C’est maintenant le magazine Fortune – pas vraiment une feuille syndicale – qui dénonce le culte de la «shareholder value». Bien que vendu jusqu’à la moelle à la cause capitaliste, le titre américain relève: «Durant la dernière décennie, faire monter le cours des actions est devenu l’objectif primordial. A un point tel que, pour y arriver, certains managers ont utilisé tous les moyens. Légaux ou non.»

Une crise de conscience qui découle évidemment de la débâcle Enron. Après le naufrage du géant américain de l’énergie, la communauté financière s’interroge soudain sur les principes qui la guident.

Rédacteur en chef du quotidien économique L’Agefi, Emmanuel Garessus met en évidence un malentendu: «La shareholder value, au sens propre, c’est l’optimisation de la valeur pour les actionnaires, sur le long terme. C’est une règle qu’appliquent la plupart des entreprises qui vont bien. Pousser les titres à la hausse par des artifices comptables ou par la fraude n’a rien à voir avec l’objectif de shareholder value à long terme. Mais c’est ce qu’ont recherché des entreprises maintenant en difficultés.»

Reste que, comme toutes les périodes haussières, les années 90 ont été marquées par une insatiable avidité au sein de la communauté financière. «On veut des gros gains. Et tout de suite.»

Pour donner une illusion de croissance et flatter les cours, rien ne vaut les acquisitions. On se paye une société avec des actions au sommet et en creusant les dettes. En contre-partie, les revenus de la nouvelle unité viennent s’ajouter à ceux de la compagnie-mère et, du coup, les bénéfices grimpent.

Une acquisition a forcément un coût. D’énormes synergies doivent vite venir les faire oublier. Dans la pratique, c’est rarement le cas. Et le cours de l’action retombe.

Mais avant d’en arriver là, on passe par une période d’expansion. Durant cette phase, il s’est créé une énorme plus-value boursière. Des sommes que l’on arrive à peine à se représenter. Il circule le chiffre de 9000 milliards de dollars pour les seuls Etats-Unis. Une inflation qu’ont alimentée les liquidités monétaires émises par les banques centrales.

Durant cette période, une infinité d’options ont circulé. Une option, c’est un titre qui donne le droit d’acheter une action à un prix déterminé à l’avance. Lorsque les cours montent, c’est très intéressant. Cela permet d’acheter par exemple des actions XYZ à 10 francs, alors qu’au même moment, elles valent 1000 francs sur le marché boursier. En revanche, ça ne présente aucun intérêt d’acheter l’action XYZ à 10 francs, si elle ne vaut plus qu’un franc à la bourse. Et l’option est abandonnée

Ceux qui ont eu la riche idée de vendre leurs options au moment où les cours flambaient ont décroché le jackpot. La légende veut que l’ensemble des actionnaires aient profité du pactole. Or c’est faux. Ce sont avant tout les managers qui ont bénéficié des gains.

Smithers and Co, une entreprise de conseil britannique citée par le titre alémanique Cash, a examiné 145 entreprises américaines. En 1997, les ventes d’options ont dégagé un bénéfice de 196 milliards de dollars. Quelque 110 milliards de dollars sont allés directement dans les poches des dirigeants. Soit plus de la moitié de cette somme.

«Les actionnaires ont été grugés par les managers, affirme Beat Kappeler, éditorialiste de la Neue Zürcher Zeitung. Ils ont laissé toute latitude aux dirigeants pour privilégier leurs propres intérêts. Et ceux-ci ne s’en sont pas privés.»

Nous avons vu deux magnifiques illustrations avec les 12,5 millions de francs touchés en avance par Mario Corti alors que Swissair était déjà au fond du gouffre. Ou les 148 millions de francs que s’est octroyés Percy Barnevik en quittant la direction d’ABB. Ces primes mirobolantes diminuent d’autant les bénéfices qui reviennent aux actionnaires.

Prisée par le management, une émission exagérée d’options pénalise aussi les actionnaires. La création de nouveaux titres boursiers dilue la valeur des actions déjà sur le marché. C’est mathématique. La valeur de l’entreprise n’a pas changé mais elle est répartie sur une plus grande quantité d’actions.

«Mais les malheurs d’Enron et des autres ont réveillé les actionnaires. Ils vont maintenant contrôler un peu plus sérieusement leurs managers», estime Beat Kappeler.

On a voué un culte à la primauté des cours boursiers durant une décennie. Ironiquement, au terme du cycle, les grands perdants sont justement les actionnaires.

Chaque période haussière génère son mythe.

«Jusqu’au crash de la bourse de Tokyo, en 1991, on ne jurait que par les méthodes de management japonaises, rappelle Jean-Pierre Béguelin, chef économiste chez Pictet. Qui en parle aujourd’hui? On considère au contraire que le pays doit complètement se restructurer. C’est comme ça à chaque mouvement d’expansion boursière. Le problème, c’est que le retour sur terre est souvent assez brutal.»