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New York et les nazis

«Plusieurs survivants de l’Holocauste ont été perturbés par les oeuvres présentées au-delà de cette pièce. Les visiteurs peuvent les éviter en prenant la voie de sortie sur leur gauche.»

C’est la mise en garde qu’a accepté d’afficher le Musée juif de New York après le feu de critiques essuyé par sa nouvelle exposition – qui n’ouvre pourtant que ce dimanche dans l’Upper East Side de New York.

D’annulation pure et simple de l’exposition, comme l’ont réclamée certaines associations de survivants de la Shoah, le directeur du musée Norman Kleeblatt a refusé d’entendre parler. Car la polémique agite New York depuis la diffusion du catalogue à la mi-février. Pour la première fois, une exposition entièrement consacrée au nazisme explore la représentation du bourreau et non celle de la victime.

«Plutôt que de répéter à l’infini les images dégradantes de juifs émaciés et assassinés, qui perpétuent de fait l’imagerie même que les Nazis ont laissé derrière eux, ces artistes obligent à tourner notre attention vers le bourreau», écrit James Young, historien d’art, dans le catalogue.

Mais la représentation du bourreau est souvent dérangeante, voire ambiguë. Telle cette succession de portraits d’acteurs hollywoodiens en uniforme nazi juxtaposés par le Polonais Piotr Uklanski qui, selon ses détracteurs, érotise l’uniforme nazi. Dans la même veine: les nus de la viennoise Elke Krystufek dans des poses suggestives, entourée de portraits d’officiers nazis.

L’idée d’une telle exposition est née de la boîte de Lego imaginée par l’artiste polonais Zbigniew Libera, «Jeu du camp de concentration», une oeuvre achetée par le Musée en 1997. La boîte est vide, mais son illustration montre clairement un camp de concentration construit avec les célèbres briques de plastique. L’artiste a même imaginé des figurines: blanches pour les prisonniers, noires pour les nazis.

«C’est la première oeuvre du genre qui est arrivée sur mon bureau, explique Norman Kleeblatt, et c’est elle qui a provoqué le débat à l’intérieur du musée sur l’utilisation de l’imagerie nazie dans l’art contemporain par une génération d’artistes qui n’a connu l’Holocauste qu’au travers de la littérature, du cinéma voire même pour certains de la bande dessinée.»

Les réactions les plus outrées sont venues des survivants de la Shoah et de leurs descendants. «Ces oeuvres trivialisent la mort de six millions de juifs», s’insurge Deborah Lipstadt, professeur d’histoire juive à l’université d’Emory. L’une des pièces les plus décriées est celle d’Alan Schechner, un juif américain, affichant son autoportrait, une boite de Diet Coke à la main, au milieu d’une photo de prisonniers juifs à Buchenwald (visible sur Dottycommies.com).

L’artiste, qui a perdu les deux tiers de sa famille dans les camps de la mort, dit avoir voulu faire réfléchir sur l’utilisation de l’imagerie de l’Holocauste en Israël à des fins souvent politiques qui n’ont aucun lien avec le génocide de la seconde guerre mondiale.

L’artiste allemand Rudolf Herz constate que «l’Holocauste a été traité essentiellement par des documentaristes et des historiens». Il revendique la reprise de cette thématique par les artistes. A New York, il a tapissé une pièce de portraits de Hitler et de Marcel Duchamp, en alternance. «Ce sont deux personnages centraux de l’art du 20e siècle dans ce qui les oppose. Hitler, artiste raté, comme personnification de la destruction de l’art moderne (l’«art dégénéré») et Marcel Duchamp le représentant le plus symbolique de l’art moderne.»

«Nous voulions que le visiteur se pose des questions fondamentales, poursuit Norman Kleeblatt. Qui a le droit de parler de l’Holocauste? Les seuls survivants de la Shoah? Quelle distance y a-t-il entre la réalité et la représentation de la réalité? Comment briser le silence de l’Holocauste? Quel souvenir en reste-t-il dans les nouvelles générations?»

«Ces oeuvres nous entraînent dans des sentiers moraux ambigus», admet le directeur du Musée. Raison pour laquelle son institution n’a laissé aucune interprétation au hasard: les oeuvres sont abondamment expliquées et commentées souvent par les artistes eux-mêmes ou par des historiens de l’art. «Nous voulons clairement montrer les oeuvres de notre point de vue, car cette expo va certainement voyager», explique Fanny Heller, membre de la direction du Musée.

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«Mirroring Evil: Nazi imagery / recent art» («Refléter le mal: imagerie nazie / art récent»), au Musée juif de New York.