Alice Vinteuil, coiffeuse, nous raconte l’histoire de cette cliente tombée éperdument amoureuse d’un bel inconnu. Cela se passe à Genève, rive droite.
Cela fait bien longtemps que l’on ne fête plus les Sainte-Catherine, et bien longtemps aussi qu’au nom de l’égalité des sexes, on ne parle plus de «vieille fille».
Pourtant, aussi misogyne soit-elle, je ne vois pas de meilleure expression que celle-ci pour qualifier Mademoiselle Giauque, une fille sans âge, grise comme le linoléum d’une cantine d’entreprise, le visage gommé par la peur d’être regardée et le corps tout aussi discret.
Elle n’est ni belle, ni laide; elle est oubliable. Cela fait maintenant dix ans que je la coiffe. Quand je dis «coiffe», c’est beaucoup dire. Craignant probablement que son miroir ne la reconnaisse plus, Mademoiselle Giauque me demande toujours la même chose: lui couper les pointes de trois centimètres! Sitôt fait, elle prend ses cheveux entre les mains et les attache avec un élastique! Un horrible élastique beige, de ceux que l’on trouve en série dans les bureaux de tous les économats d’Etat.
Quand je l’ai vue entrer la semaine dernière dans mon salon, j’avoue ne pas l’avoir reconnue tout de suite. Mademoiselle Giauque était métamorphosée! Elle avait troqué ses jupes plissées contre un jeans et ses jaquettes aux manches épaulées contre une petite veste en cuir noir. Mais ce n’est pas tant ses habits qui la transformaient que son sourire. Un beau sourire franc et blanc qui illuminait son visage et le révélait enfin à la lumière. «Que vous est-il arrivé Mademoiselle Giauque?», lui demandai-je.
-D’abord, cessez de me dire Mademoiselle Giauque! Cela fait terriblement vieille fille. Appelez-moi Marthe. Puis-je en retour vous appeler Alice?
-Oui, évidemment.
-Alors Alice, réjouissez-vous. Jusqu’à présent, je n’ai jamais sollicité votre talent de coiffeuse, mais aujourd’hui, je vous donne carte blanche pour faire ce que vous souhaitez de ma tête. Je ne supporte plus ma queue de cheval! Je suis amoureuse, Alice. Follement amoureuse.
Elle commença alors son récit. «L’histoire remonte à plus d’un mois. Je lisais Le Courrier dans le tea-room où je me rends chaque jour après mon travail quand un homme s’approcha de moi. Je fis mine de ne rien voir et poursuivis tranquillement ma lecture. Il n’est pas dans mes habitudes de répondre au premier venu. L’homme insista et posa sur la table, juste à côté de mon thé, un portefeuille noire que je reconnus être le mien.
-Excusez-moi de vous déranger, Mademoiselle, mais je crois que c’est à vous. Je l’ai trouvé par terre. Je pense qu’il a dû tomber de votre sac lorsque vous êtes allée aux toilettes.
Confuse de l’avoir pris de haut, je balbutiai quelques remerciements et plongeai ma main dans mon portefeuille pour lui tendre un billet de vingt francs. L’homme secoua la tête en signe de refus.
-Puis-je au moins vous offrir un café? lui dis-je.
-Non, hélas, je n’ai pas le temps. Mais donnez-moi votre numéro de téléphone et je vous appellerai dans quelques jours…
Ce qu’il faut que je vous dise, chère Alice, c’est que cet homme n’était pas seulement d’une grande et belle honnêteté, il était aussi très bien de sa personne: grand, svelte, les yeux violets, les cheveux noirs et la peau mate. Je lui tendis sans hésiter mon numéro de portable.
Alors que je pensais, un peu triste, qu’il ne me rappellerait pas, il me téléphona trois jours plus tard. Nous nous sommes donné rendez-vous le lendemain au tea-room. Et de ce jour, nous nous sommes quasiment plus quittés. Il vit chez moi depuis quinze jours.
C’est un homme terriblement attentionné qui me dépose et vient me chercher chaque jour à mon travail. Je lui laisse ma voiture car le pauvre a dû vendre la sienne pour payer la fin de son stage en informatique. Comme il est momentanément au chômage, c’est lui qui s’occupe des courses et de la cuisine. Il a une patience d’ange et adore m’accompagner dans les boutiques pour, dit-il, que j’apprenne à mettre en valeur «mon beau tempérament physique». J’en profite pour lui faire des petits cadeaux, il est tellement adorable…»
En lavant les cheveux de Marthe, il me revint l’histoire que m’avait racontée il y a un an une cliente un peu timorée, et aussi Sophie, une dermatologue fleur bleue. A peu de choses près, il leur était arrivé la même aventure. Un jeune homme avait «retrouvé» leur porte-monnaie (en fait c’est lui qui l’avait volé) et avait refusé d’être récompensé.
Comme dans le cas de Marthe, il les avait rappelées un peu plus tard et s’était installé chez elles, vivant à leur crochet. A la décharge du personnage, je dois reconnaître que ses victimes avaient considérablement embelli sous son influence. Bien sûr, elles ont fini par remarquer l’imposture. Mais qu’importe! Grâce à cet escroc amoureux, elles avaient acquis de la confiance en elles et réalisé, fortes de l’amour qu’elles éprouvaient, leurs rêves les plus enfouis.
Je n’eus pas la courage de dire à Marthe ce que je savais de cet homme «providentiel», ni même de lui suggérer qu’il avait peut-être tout prémédité, de leur rencontre au tea room jusqu’à leur prochain voyage aux Maldives, entièrement payé par elle, évidemment. Je n’eus pas ce courage, mais pas non plus la naïveté de penser qu’elle m’aurait crue. Que pèse la vérité à côté d’un rêve vécu?
