CULTURE

Paul Eluard émerge de la Playstation

Un élève genevois de 13 ans a trouvé le chaînon manquant entre les jeux de console et la poésie surréaliste. Sa maîtresse raconte.

Jonathan, 13 ans, aime la poésie de Paul Eluard, et plus particulièrement un poème intitulé «Joan Miro», publié en 1926 dans «Capitale de la douleur».

Il a choisi de réciter ce poème en classe «parce que ça me fait penser à un jeu Playstation que j’adore, «The Legend of Dragoon», dit-il. Un jeu avec beaucoup de scènes de nature, de forêt et de rivières».

Il récite:

    «Soleil de proie prisonnier de ma tête,
    Enlève la colline, enlève la forêt.
    Le ciel est plus beau que jamais.
    Les libellules des raisins
    Lui donnent des formes précises
    Que je dissipe d’un geste.
    Nuages du premier jour,
    Nuages insensibles et que rien n’autorise,
    Leurs graines brûlent
    Dans les feux de paille de mes regards.
    A la fin, pour se couvrir d’une aube
    Il faudra que le ciel soit aussi pur que la nuit.»

On parle souvent de la violence que véhicule la PlayStation, mais a-t-on jamais songé à sa poésie? Et pourtant, lorsqu’on se branche sur l’univers de «The Legend of Dragoon», on est projeté dans un imaginaire surréaliste qui ne diffère pas beaucoup de la peinture de Miro ou de la poésie d’Eluard.

C’est la colline et la forêt du deuxième vers qui ont immédiatement évoqué à Jonathan le paysage à travers lequel cheminent et combattent les guerriers Dragoons. On imagine aussi aisément qu’il ait pu associer la proie, le feu et la nuit du poème à ce jeu de combat dont l’objectif est de vaincre des ennemis tirant leur puissance des éléments.

Mais au-delà des images d’un jeu de combat, il semble que c’est le principe même de la PlayStation que rappelle ce poème. Quand on demande aux élèves (principalement les garçons, qui consacrent parfois dix heures de leur week-end à ces jeux vidéo) les raisons pour lesquelles ils sont accrocs à la console, ils ne répondent pas «parce que ça m’amuse», comme on s’y attend.

L’attrait de la PlayStation est moins lié aux joies du divertissement qu’à une quête de pouvoir. «Tu peux tout faire avec ces jeux. Tout ce que tu ne peux pas faire en vrai. Tu peux voler, tu peux tuer», déclare fièrement un camarade de Jonathan. Et tuer, gagner, permet chaque fois d’accéder à des pouvoirs supérieurs.

Le joueur, par la magie de la manette, est tout puissant. Exactement comme le poète qui, «d’un geste», dissipe tout. Le pouvoir extraordinaire que dispense la PlayStation est aussi l’occasion pour les jeunes de se défouler.

«Je joue quand je suis énervé, pour me détendre», avoue un élève d’ordinaire calme, presque apathique. L’enfant canalise ainsi, dans la lutte avec le virtuel, les frustrations et les colères qu’il ne sait exprimer autrement.

Pourtant, comme le précise une jeune fille interrogée à son tour: «Je ne peux pas jouer plus d’une heure. Au bout d’un moment, ça me prend la tête.» L’overdose de virtuel, c’est aussi le risque d’abuser des images de synthèse pour échapper à une réalité trop pesante.

Libéré du monde, le joueur se retrouve alors, comme l’écrit Eluard, «prisonnier de sa tête». Qui sait donc si Jonathan n’a pas simplement pris conscience de sa condition de détenu, à la lecture du premier vers du poème, et reconnu malgré lui, caché par la forêt, l’arbre auquel il est attaché? «Enlève la colline, enlève la forêt…»

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Aline Bourgeois est enseignante à Genève. Elle collabore occasionnellement à Largeur.com.