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Bono et O’Neill dans la savane

«Ces enfants apprennent à l’ombre d’un arbre. Le pire c’est qu’ils n’ont probablement rien à manger pour la pause de midi», argumente Bono dans une école en plein air en Ouganda. A ses côtés, Paul O’Neill, le puissant secrétaire américain au Trésor, reste incrédule devant ces écoliers «qui n’ont qu’un livre à partager entre six ou sept» et suggère, toujours très libéral, que des dons privés de l’Ouest permettraient de faire plus «que des sommes colossales (d’aide au développement)».

Cet accrochage n’est que le dernier en date de ceux qui émaillent le voyage très officiel de dix jours en Afrique de ce couple incongru. D’un côté, la rockstar Bono, leader du groupe U2, qui ne voit plus le monde qu’au travers de ses lunettes panoramiques bleutées. De l’autre, le trésorier américain, chantre du libéralisme pur et dur.

On connaissait l’engagement sincère du chanteur pour les causes humanitaires. Présent déjà lors du concert Live Aid en 1985, il n’a cessé depuis de battre la semelle (il a travaillé dans un camp de réfugiés en Ethiopie) pour inciter les puissants de ce monde à financer des projets d’aide au développement.

Cet infatigable prêcheur avait obtenu une audience du pape Jean-Paul II, s’était vu ouvrir les portes de la Maison Blanche du temps de Bill Clinton et avait convaincu Bill Gates de débourser des fonds pour l’Afrique. Jusque là, rien de très exceptionnel à l’heure où les célébrités se font recruter par l’ONU au titre d’ambassadeurs des causes déséspérées.

Mais quand Bono s’est fait tirer le portrait aux côtés du sénateur ultraconservateur Jesse Helms après l’avoir convaincu de revoir sa position sur la lutte contre le sida, il a soudain forcé le respect.

En bon prosélyte, Bono a usé de sa seule arme à disposition: la Bible. Et s’est approché de ces chrétiens fondamentalistes qui peuplent une partie du Congrès américain et de la Maison Blanche en parlant leur langage. Celui de la compassion.

La tactique a payé. Jesse Helms dit avoir été ému aux larmes par le rocker. «Vous pouviez voir un halo autour de sa tête», a déclaré l’octogénaire au New York Times. Sénilité avancée ou miracle, peu importe. Comptait pour les partisans de la cause le ralliement de cet irrascible à un texte de loi favorable à l’augmentation des fonds pour la lutte contre le sida.

Dans la foulée, l’administration Bush allouait 5 milliards de dollars supplémentaires d’aide au développement, une somme appelée à être doublée lors de la prochaine législature.

Reste le plus dur. L’allocation de ces fonds. Et c’est là qu’intervient Paul 0’Neill. Le sentimentalisme religieux ne suffirait pas à convaincre cet homme d’affaires qui a déjà dit tout le mal qu’il pense de la Banque mondiale. Et pas forcément pour les mêmes raisons que les activistes anti-mondialisation.

O’Neill ne croit qu’aux vertus de l’entreprise privée. En Amérique comme en Afrique. Et quand Bono lui a demandé un entretien, il a traîné les pieds. Comme s’il avait du temps à perdre avec une rockstar dont il ne connait même pas la musique.

Au terme d’un tête-à-tête d’une heure trente qui ne devait initialement durer que 30 minutes, le trésorier le plus riche du monde était séduit. Non par le charme, ni les convictions religieuses de son interlocuteur, mais par sa connaissance de l’Afrique.

C’est alors qu’est née l’idée d’un voyage commun. Pour Bono, le but est de convaincre l’administration Bush de l’urgence d’un plan Marshall pour l’Afrique. «J’essaie de leur dire qu’il s’agit d’une question sécuritaire pour l’Amérique.» Pour O’Neill, les retombées de ce curieux ménage sont moins claires, sinon l’intérêt médiatique qu’il peut apporter à une administration taxée d’insensibilité quand il s’agit d’aide humanitaire et de développement social .

Fi des habituels reporters d’agences financières, ce sont des équipes de MTV et de Rolling Stones qui accompagnent le duo au Ghana, en Afrique du Sud, en Ouganda et en Ethiopie. Les succès de cette tournée ne se mesureront certainement pas avant plusieurs mois. Mais, déjà elle met en relief les contradictions criantes de l’administration Bush.

Bono s’est amusé des réponses alambiquées de son compagnon de route à ses interlocuteurs qui dénoncent la rigueur économique imposée à l’Afrique pour l’octroi de prêts internationaux à l’heure où l’Amérique républicaine se drape dans un nouveau protectionnisme commercial. Les subsides monstreux alloués récemment par le Congrès aux fermiers du Midwest n’ont pas passé inaperçus dans la savane africaine.

Paul O’Neill peut jouer les embarrassés en Afrique, le Congrès ne reviendra pas sur sa décision à six mois des législatives. Reste qu’à force de briser les règles qu’elle impose à d’autres, l’Amérique aura du mal à continuer à justifier l’austérité économique de la Banque mondiale et du FMI. L’espoir caché de Bono peut-être, lui qui ne cesse de prôner un effacement pur et simple de la dette des pays les plus pauvres.