Notre chroniqueur Christophe Gallaz s’interroge sur la manière dont nous transformons la petitesse effective de la Coupe du monde de football en immensité chimérique.
Dire qu’il suffirait d’un rien. D’une once de distanciation. D’un soupçon de recul intellectuel. D’une soustraction temporaire aux machinalisations ambiantes. D’un arrachement subreptice aux injonctions contextuelles. D’un micro-désir contraire à l’envoûtement général et favorable aux amusements de l’observation. De l’intuition que la peine-à-jouir se tient plutôt du côté des adulateurs béats qui s’encaquent dans les bistrots à l’heure de l’apéritif pour y savourer le flux parkinsonien de la retransmission télévisuelle à longue distance.
Nous remarquerions alors beaucoup de choses. Nous remarquerions que la Coupe du monde de football est chaque fois plus grotesque à chacune de ses nouvelles éditions, et que nous sommes chaque fois plus grotesques d’en être à ce point envahis.
Nous remarquerions qu’elle ne consiste après tout qu’en quelques dizaines matches de football venant s’ajouter aux dizaines de milliers de matches de football organisés chaque mois sur les cinq continents. Que notre enthousiasme à son égard ne provient par conséquent que du caractère soudainement massif de l’événement, et non pas de sa teneur qui serait brusquement d’une qualité supérieure exceptionnellement irradiante.
Et qu’à partir de là, la capacité qu’a la Coupe du monde de football d’envahir tout l’espace médiatique non occupé par George W. Bush et son délire antiterroriste, et par les protagonistes pareillement délirants du conflit proche-oriental, en signale un bout sur l’imbécillité générale des professionnels qui gèrent cet espace et sur celle des citoyens qui le consomment.
Qu’à partir de cette circonstance, les petits bobos des petits Bleus, ou la petite participation du petit Zinedine au prochain petit match de sa petite équipe au sein de sa petite poule qualificative qui fait cui-cui dans ses confins d’Asie, sont effectivement du même calibre et de la même eau: petits.
Qu’à partir de là, la manière dont nous transformons la petitesse effective de la Coupe du monde de football en immensité chimérique est d’ordre au fond pathologique. Que les enjeux majeurs greffés sur elle par l’opinion publique sont en réalité dérisoires. Que le dispositif des épanouissements identitaires ou des sentiments de déchéance nationale liés à des gestes aussi mineurs qu’un tir au point du penalty révèle à quel point les peuples aujourd’hui sont des agrégats de bébés.
Et que la manière dont les intellectuels enfilent ces temps-ci rapido leurs cuissettes et leur maillot numéroté mentaux pour rejoindre la foule sympathique des commentateurs estampillés glossateurs ès pelouses, et pérorer dans ses marges, en dit long sur leur terreur d’être chiants dans leurs tours d’ivoire au cœur du secteur académique ou libéral, sur leur fatigue d’arpenter les registres sociétaux ou littéraires où n’advient jamais aucun bonheur, et sur leur ambition d’inaugurer de nouveaux territoires exégétiques pour y déployer leur image et par conséquent leur pouvoir.
Mais voilà. Ce rien qui suffirait à faire tout basculer: zéro!
