Le taux de suicide parmi les écrivains serait-il plus élevé que la moyenne? C’est ce qu’a tenté de vérifier le professeur vaudois Pierre-Bernard Schneider, grande figure de la psychiatrie.
Le 5 août dernier, le très populaire écrivain italien Franco Lucentini s’est suicidé à l’âge de 81 ans. Comme Primo Levi avant lui, il s’est jeté dans la cage d’escalier de son immeuble.
Depuis plus de quarante ans, Lucentini formait avec Carlo Fruttero un duo d’auteurs parmi les plus célèbres de la Péninsule. S’il était décédé quelques semaines plus tôt, il aurait figuré dans la liste des écrivains suicidés publiée dans le dernier numéro des «Archives suisses de neurologie et de psychiatrie», qui leur consacre un dossier passionnant.
Le taux de suicide parmi les écrivains semble plus élevé que la moyenne. C’est ce qu’a tenté de vérifier scientifiquement le professeur Pierre-Bernard Schneider de Pully, grande figure de la psychiatrie.
Plusieurs travaux ont déjà montré que le suicide n’est pas également réparti dans la population. Ainsi, les médecins et les gardiens de prisons appartiennent-ils à des groupes présentant un taux de suicide significativement plus élevé que la moyenne. Mais qu’en est-il des écrivains ?
De Roynosuki Akutagana à Stefan Zweig, en passant par Jean-Louis Bory, Romain Gary, Niklaus Meienberg, Adrien Pasquali et Virginia Woolf, l’étude du psychiatre vaudois commence par présenter la longue et néanmoins non exhaustive liste des écrivains suicidés (du coup, on pense à Gainsbourg qui s’adonnait à une énumération similaire dans sa chanson «Chatterton»: «Chatterton suicidé, Hannibal suicidé, Démosthène suicidé, Nietzsche fou à lier. Quant à moi… ça ne va plus très bien»).
A l’aide des deux sources de données que sont les chiffres sur le suicide de l’Office fédéral de la statistique et le dictionnaire des littératures suisses (édité sous la direction de Pierre-Olivier Walzer aux éditions de l’Aire), le professeur Schneider compare ensuite le taux de suicides des écrivains à celui de la population suisse.
Depuis la fin du XIXe siècle, le taux annuel de suicides se situe entre 17 et 29 cas pour 100’000 habitants. Des variations qui semblent dépendre étroitement du contexte économique. «Lorsque l’économie se porte bien, le taux suicidaire diminue». Pour l’étude, le taux moyen de 22 a été retenu.
Ce chiffre fait de la Suisse le pays, après la Finlande et la Hongrie, qui a le taux suicidaire le plus élevé du monde. Relevons encore que les hommes (36 pour 10’000) se suicident trois fois plus que les femmes (12 pour 100 000).
Parmi les 537 écrivains suisses qui figurent dans le dictionnaire en question, on a enregistré six suicides. Un chiffre qui, selon le professeur Schneider, vient confirmer l’hypothèse de départ: la surmortalité par suicide de ce groupe de la population. Une surmortalité qui ne se limiterait d’ailleurs probablement pas à la Suisse, selon l’auteur.
Et qu’en est-il des autres créateurs? Comme les romanciers, les philosophes auraient un taux de suicide beaucoup plus élevé que la moyenne, ce qui ne serait pas le cas des compositeurs et des mathématiciens.
Deux groupes de créateurs semblent se profiler. Curieusement, le professeur Schneider abandonne la piste psychopathologique pour tenter d’expliquer le phénomène. «Il convient d’ouvrir une autre piste, celle de l’étude des différences qui peuvent exister entre ces deux groupes concernant la personnalité de ces «créateurs», leur fonctionnement psychique, la structure de leur appareil mental et les exigences de l’acte créateur.»
L’écriture est un acte pénible, solitaire, qui génère souffrances et non joies, constate l’auteur après avoir cité Joseph Conrad, Maurice Blanchot, Marguerite Duras, Mallarmé, Verlaine, Flaubert et Proust qui tous mentionnent les accointances des écrivains avec la mort.
Les écrivains sont des «êtres affectifs, émotifs et passionnés». Ils ne fonctionnent probablement pas de la même manière que les autres artistes. Ils éprouvent beaucoup de peine à se défendre contre l’extérieur et contre eux-mêmes, conclut le professeur Schneider, qui souhaite que des recherches soient menées pour expliquer le phénomène.
Le professeur Schneider est une autorité dans le milieu romand de la psychiatrie. Son étude, très remarquée, ne manque pas d’intérêt. Mais sa méthode statistique paraît pour le moins discutable. Il ne fait pas beaucoup de sens, du point de vue mathématique, de comparer la proportion des suicides chez un nombre donné d’écrivains à un taux annuel dans la population suisse.
