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Dépression au dessus de Silicon Valley

Dans un premier temps, personne n’a cru que le berceau de la nouvelle économie pourrait se couvrir de nuages. Un best-seller paru pendant l’été 1999, «The Long Boom», annonçait un siècle de croissance économique sans écueils. L’expression est maintenant d’usage courant. Avec une pointe d’ironie amère.

En mars 2000, il a bien fallu ouvrir les yeux lors de l’effondrement officiel du Nasdaq. Les entrepreneurs et les ingénieurs de la région de San Francisco, le moral encore haut, se sont employés à limiter les dépenses et à chercher de nouveaux modèles économiques.

C’est à ce moment là que bon nombre de sociétés ont renoncé à vendre leurs technologies aux usagers pour prêter leurs services à d’autres compagnies. Les cadres supérieurs ont commencé à réclamer davantage de liquide et moins de stock options. Dans le même temps, une organisation syndicale est timidement apparue chez Amazon.com et parmi les travailleurs temporaires de Microsoft.

En 2001, les habitants de Silicon Valley ont dû reconnaître qu’ils n’étaient pas à l’abri des cycles économiques. Mais ils se demandaient alors si la courbe du redressement serait en «V» (rebondissement rapide) ou en «U» (hausse plus lente).

Certains en ont profité pour se détendre, l’ambiance de travail est devenue moins frénétique. « Maintenant, les gens ont le temps de jouer au tennis », me confiait en mai 2001 un avocat heureux de pouvoir faire autre chose qu’«éteindre des incendies». Il racontait comment la crise «changeait la vie des gens» en réduisant leurs fortunes, et en les obligeant à renoncer à la retraite à quarante ans. Rien de dramatique.

Encore récemment, l’optimisme était à l’ordre du jour. Selon les résultats d’une enquête menée par l’université de San José, 64% des habitants de Silicon Valley croyaient encore, en mars dernier, que la situation des entreprises locales serait meilleure un an après. Mais en juin, la proportion des optimistes a baissé de plus d’un quart (20,48%) tandis que les pessimistes ont pratiquement doublé (en passant de 6% à 11%).

D’une façon générale, le pessimisme est plus marqué dans la région que dans le reste du pays. C’est la première fois en quarante ans qu’une telle situation se présente.

Les plus fortunés d’hier vendent ou engagent aujourd’hui des objets d’art, des bijoux, et même des voitures de luxe. C’est le moment d’acheter une Porsche ou une BMW d’occasion. Mais il y a peu d’habitants de Silicon Valley qui puissent en profiter, à l’exception des psychothérapeutes, débordés de dotcomeurs déprimés cherchant à se faire soigner.

Longtemps niée, la crise semble avoir tourné au drame avec l’été. Deux disparitions récentes, celle d’un programmateur génial et d’une banque d’investissements en sont le symbole.

L’épitaphe publique de Gene Kan circule sur la toile comme une ritournelle amère, relayée par de multiples weblogs et envoyée par e-mail. L’article, long et affectueux, est paru dans le Mercury News du 25 juillet commence ainsi:

«Pendant sa courte vie, Gene Kan vécut le rêve de Silicon Valley. A 23 ans, il fut évangéliste de la révolution technologique derrière Napster. Il gagna le soutien de Marc Andreessen, fondateur de Netscape, et retint l’intérêt de la presse des affaires. À 24 ans, il vendit sa start-up à Sun Microsystems, ce qui lui a rapporté plus de 10 millions, et il commença à travailler avec Bill Joy, co-fondateur de Sun, et à rêver à de nouvelles possibilités pour l’internet. Mais, au cours du week end dernier, plus précisément le 4 juillet, Kan entra dans sa chambre, ferma la porte et se tira une balle dans la tête. Il avait 25 ans.»

Quelques jours plus tard, le 12 juillet, la Robertson Stephens, une banque d’investissements de San Francisco, de petite taille mais remarquablement dynamique, a cessé d’exister de façon abrupte.

Le message a été lapidaire: «On nous demande de quitter le bâtiment tout de suite», a déclaré vers deux heures de l’après-midi John Conlin, cadre supérieur de la société, devant les employés. Ils ont tous été escortés dehors par les gardes et n’eurent le droit de venir récupérer leurs effets personnels que le lundi suivant. La banque avait gagné un milliard six cents millions de dollars en 2000.

Comme si ce n’était pas assez, les perspectives économiques du secteur informatique restent peu encourageantes. Les dotcoms continuent à chercher un modèle économique convaincant. Et le secteur des microprocesseurs, qui fut au cœur de l’essor de Silicon Valley, ne semble pas se porter mieux.

Le 17 juillet, Julio Héctor Ruiz, président de AMD, producteur de microprocesseurs, comparait le deuxième trimestre à un film catastrophe («The Perfect Storm») et le lendemain, Transmeta, spécialisée dans les puces pour ordinateurs portables, annonçait sa décision de licencier 40% de ses employés.

Cependant, les propriétaires dans la baie de San Francisco ont de quoi rester calmes: la valeur de leurs propriétés est en hausse. Dans une région obsédée par l’innovation et les bénéfices rapides, l’investissement traditionnel dans l’immobilier semble, aujourd’hui, le plus prometteur. La pierre tient mieux que les octets.

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Francis Pisani est journaliste indépendant basé à San Francisco, d’où il écrit sur les réseaux, la globalité et les technologies de l’information.

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