CULTURE

«Vendredi soir», un magnifique film de rôdeurs

La cinéaste Claire Denis fait l’expérience d’un temps suspendu, où rien n’est sûr sauf la sensation. Le corps dégingandé de Valérie Lemercier s’accorde à merveille à la densité douce de Vincent Lindon.

La semaine est riche en sorties, dont deux événementielles: «Corto Maltese», qui porte à l’écran le héros de Hugo Pratt et «Le Pianiste», de Roman Polanski d’après l’autobiographie de Wladyslaw Szpilman, pianiste juif polonais qui échappa de justesse à la déportation.

«Le Pianiste» n’est pas le film classique, hollywoodien, décrit par une partie de la presse au moment de sa présentation à Cannes où il a obtenu la Palme d’or. C’est une œuvre lucide et honnête, soucieuse de transmission, l’un des témoignages les plus féconds sur cette page tragique de l’histoire du XXe siècle (dans une chronique précédente, j’ai comparé l’approche historique, timorée et postmoderne d’Atom Egoyan sur le génocide arménien à celle, plus frontale, de Polanski)

Face à ces sorties colossales, «Vendredi soir», film fragile comme un souvenir de somnambule, a peu de chance de tenir l’affiche. D’autant plus qu’au sein même du fan-club de Claire Denis, les avis sont partagés.

Certains voient dans «Vendredi soir», adaptation du bref roman éponyme d’Emmanuelle Bernheim, les limites de son art minimaliste, un film désincarné à force d’abstraction, un exercice de style un peu ennuyeux.

D’autres au contraire s’émerveillent devant sa caméra-papillon, fugace et caressante, capable d’enregistrer la densité d’un souffle et la volatilité des corps au moment de l’étreinte. Car ce que filme Claire Denis, ancienne assistante de Wenders et Rivette, c’est la trace, ce qui reste après le passage du vent, ce qui s’entête de l’enfance dans nos vies d’adultes.

Ne rien dire, ne rien faire, et filmer cela. Ainsi pourrait-on résumer le scénario de «Vendredi soir», brève rencontre entre Laure (Valérie Lemercier) et Jean (Vincent Lindon), un soir d’hiver, dans un Paris paralysé et embouteillé par les grèves.

D’elle on ne sait pas grand chose sinon qu’elle vient de terminer ses cartons pour emménager avec son fiancé et qu’elle est attendue par un couple d’amis pour dîner. De lui, on ne sait strictement rien sinon ce qu’il montre à l’écran, une douceur fraternelle, une liberté sans orgueil, une sorte de solidité lunaire qui s’accorde sans tapage au corps boudeur et malicieux de sa partenaire d’une nuit.

Claire Denis et sa cheffe opératrice Agnès Godard filme ces deux amants comme des rôdeurs sans proie, des êtres protégés par la nuit nourricière.

Leur coup de foudre, Claire Denis a l’intelligence de ne pas le raconter mais de le traduire par des variations atmosphériques, des vibrations musicales, des gros plans d’objets, des fragments de visages, des balayages amples et fluides sur la rue, des accélérations soudaines, puis des ralentis pour fixer la mémoire, des échappées oniriques, des plans larges pour accueillir l’extérieur, en faire son complice, et des plans tellement serrés sur le corps des amants qu’ils en deviennent méconnaissables.

Le tout est irrigué par une bande originale insidieuse qui renforce le sentiment d’harmonie flottante de ce puzzle émotivo-sensoriel.

De film en film (neuf à ce jour), Claire Denis tente une expérience toujours plus radicale: affranchir son cinéma des corsets narratifs du XIXe siècle, le sortir de l’ornière de l’interprétation – scénario, dialogues, psychologie et même l’élaboration d’un personnage – pour ne retenir que l’infinie variation des sens et des sensations.

Le cinéma de Claire Denis s’éprouve, il ne se consomme pas. Un peu comme certains films de David Lynch, «Mullholand Drive» notamment. On sort de «Vendredi soir» comme un dormeur de son rêve, pas tout à fait sûr d’avoir vu ce qu’il a vu, seulement empreigné d’une ambiance, d’un climat, d’une mémoire affective diffuse.

Née en 1948, en Afrique, Claire Denis n’a connu dans son enfance ni la TV ni le cinéma. Est-ce l’origine de son regard nu, sans protection cinéphilique, sans préjugés esthétiques? Regard de voyante et non de voyeuse: Claire voyante Denis.

Peu bavarde dans la vie, la réalisatrice ne l’est pas davantage dans ses œuvres, et encore moins dans «Vendredi soir» où les dialogues sont quasiment inexistants.

Contre un cinéma du discours, toujours trop explicatif, Claire Denis prend le parti des corps et des gestes. De la densité des premiers et du mouvement des seconds, elle élabore une chorégraphie visuelle et sonore, toujours plus dépouillée, qui trouverait son expression idéale dans l’oxymoron, cette figure poétique qui consiste à lier deux mots au sens contradictoire: chair éthérée, lumière noire, douce violence.

Dans «Vendredi soir», Claire Denis filme quelque chose comme la hâte lente.