D’anciennes demeures, des baskets, des églises et une drôle de tasse… Deuxième partie de notre radiographie du pays, à quelques semaines de son entrée dans l’OTAN.
Lire ici la première partie de notre radiographie roumaine.
La restauration
Au début des années 1990, dînant en nombreuse compagnie chez des amis, je fis monter le taux d’adrénaline de l’assemblée en me livrant à une petite digression sur le droit de propriété. Je vois encore les regards incrédules des convives qui, in petto, passaient en revue ce que leurs familles avaient perdu depuis 1945, mais n’osaient pas espérer en cette logique restauratrice.
Aujourd’hui, les anciens possédants ont pour la plupart retrouvé leurs titres de propriétés, maisons, terres, forêts dispersées dans tout le pays. Tel émigré parisien besogneux vient de rentrer en possession d’une maison au centre de la capitale et d’un bout de terrain qui valent la bagatelle de deux millions de dollars.
Un copain, ingénieur au métro de New York, a profité de ses vacances pour aller la semaine dernière repérer les dizaines d’hectares de vignes et de terre à blé que l’Etat lui a restitués en Moldavie.
Les procédures sont loin d’être terminées, mais cela avance rondement pour le plus grand profit des innombrables avocats et notaires qui tiennent à nouveau le haut du pavé et du… parlement. Ce qui stupéfie dans l’affaire, vu la grossièreté des communistes locaux, c’est qu’ils n’aient pas osé faire disparaître les registres du cadastre dans un pays qui fut nationalisé à 99%, du pêcheur du Danube au cordonnier de village.
Il n’est pas inutile de signaler qu’à Paris, un petit bureau occupant trois fonctionnaires solde toujours les derniers comptes des biens nationalisés par les révolutionnaires de 1789!
Un peuple religieux
Dans un pays où la religion a été brimée pendant un demi-siècle mais où le clergé s’accommoda fort bien du système, l’Eglise orthodoxe fut la première servie en matière de récupération des propriétés. Dès 1991, le pays se couvrit d’églises dont les toits et clochers en zinc scintillent au soleil.
Les chantiers ont accompagné plus que suscité un immense mouvement de ferveur religieuse. Les églises sont pleines, les séminaires débordent, les monastères poussent comme des champignons.
Le 15 août de l’an dernier, pour l’Assomption, je me suis trouvé à Putna dans le nord du pays, à un jet de pierre de la frontière ukrainienne. Le monastère de l’endroit — richement restauré par Ceaucescu qui caressait le projet de s’y faire enterrer à la manière des rois moldaves — est consacré à la Vierge.
Il y avait en ce jour de grande fête mariale une affluence extraordinaire — plus de 200’000 personnes, m’apprirent les journaux du lendemain — de paysans venus à pied, en char, en tracteur, à vélo, en voiture, en autocar, pour assister au service divin, pique-niquer joyeusement le long des chemins ou dans les prairies et s’en retourner benoîtement par des chemins de traverse retrouver leurs vaches et leurs moutons.
Si la révolution de 1989 a permis le retour du religieux, elle a par contre été fatale aux traditions. Il y a trente ans, dans la même région, la quasi totalité des paysans, jeunes compris, s’endimanchait en portant le costume traditionnel. Aujourd’hui, ils les vendent aux touristes pour acheter baskets et jeans.
La transition
Depuis le début des années 1990, un bibelot, une tasse, portant en gros l’inscription «La tasse de la transition», fait fureur dans les salons roumains. Elle a la particularité d’avoir l’anse à l’intérieur!
Derrière cet humour se cache la dure réalité de la restauration capitaliste après un demi-siècle de national-communisme. Les anciens possédants, ceux qui récupèrent leurs biens, ne forment pas une bourgeoisie structurée dotée d’un projet politique, d’une idéologie, d’une élite candidate au pouvoir.
Ils ne peuvent même pas s’agréger à la nouvelle classe dominante qui vient de s’approprier en quelques années des fortunes colossales en dépeçant l’ancien régime. Dans les très grandes lignes, le processus de privatisation a été celui-ci dans la quasi-totalité des secteurs de l’économie: le staff dirigeant de l’époque Ceaucescu (membres du parti et de la Securitate) est tout simplement passé du statut de fonctionnaires-gestionnaires à celui de propriétaires à titre personnel ou par l’intermédiaire de société anonymes.
Ainsi les cadres du parti communiste, de la police politique et de l’armée ont le plus démocratiquement du monde fait main basse sur un pays dont les richesses potentielles en matières premières, en tourisme et en agriculture sont énormes. Leur mérite? S’être trouvés à leur poste au bon moment.
Une telle transition à l’échelle d’un Etat de 22 millions d’habitants ne se fait pas sans grincements de dents. Mais aujourd’hui encore, ce sont ces gens qui tiennent le pouvoir, tout le pouvoir. Après quelques années (1990-1996) de balbutiements où ils n’avaient pas encore clairement opté pour le libéralisme et le développement du secteur privé, après l’expérience catastrophique du retour de l’ancienne bourgeoisie au pouvoir (présidence Constantinescu de 1996 à 2000), la nouvelle machine politique s’est mise en marche et, au grand dam de ceux qui crient encore au néocommunisme, elle tient la route.
Les premiers sondages d’automne publiés le mercredi 2 octobre font état de la confiance de la population dans l’action gouvernementale. La cote de popularité des gouvernants est en progression constante, l’opposition rame loin derrière. L’extrémiste nationaliste Vadim Tudor est tombé de 30 à 19% d’opinions favorables.
Vers l’Europe
Grâce à l’injection de capitaux par les grands organismes internationaux, grâce aussi à une diplomatie intelligente pratiquée par une génération de trentenaires fortement américanisée, des problèmes qui hier encore paraissaient insolubles — comme le sort des gigantesques combinats hérités de l’industrie lourde socialiste qui comptaient des dizaines de milliers d’ouvriers — sont en passe de trouver des solutions.
Le pays est un immense chantier, je viens d’en faire le tour et je l’ai constaté de visu. Le gouvernement donne maintenant la priorité aux communications: les autoroutes projetées depuis des années seront construites, le réseau ferré réhabilité. Grâce à l’Union européenne.
C’est sans état d’âme que les anciennes élites de Ceaucescu viennent de se convertir à l’OTAN et à l’Europe. Cette absence de préjugés leur permet d’aller vite. L’alignement de la diplomatie roumaine sur la politique de Bush est inconditionnel.
Le pays entrera dans l’OTAN fin novembre. Son admission au sein de l’Union européenne est prévue pour 2007. Il y aura peut-être un peu de retard, mais elle se fera avant celle de la Suisse!
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PS — Le cinéaste Cristian Mungiù vient de réaliser une plaisante comédie sur la transition et l’attrait de l’Occident pour les Roumains (un demi-million d’émigrés au cours de la dernière année!). Le film s’appelle justement «Occident» et sort ces jours-ci.
