Gens du voyage, monastères, mitrailleuses… Radiographie de la Roumanie à quelques semaines de son entrée dans l’OTAN.
Le bonheur des uns fait le malheur des autres dit le proverbe. Je suis en train d’en faire l’expérience. Séjournant fréquemment à Bucarest, c’est la première fois depuis la chute du dictateur que je peux me promener tranquillement au centre ville sans être importuné à chaque instant par des mendiants tsiganes doués d’un sixième sens pour repérer les étrangers.
Au fil des ans, j’ai éprouvé toutes leurs techniques: enfants estropiés et pleurnicheurs qui vous crachent à la gueule en cas de refus, jeunes mères échevelées brandissant des mioches baveux, malabars moustachus déguisés en flics prenant le touriste en tenaille pour le dépouiller — cela s’appelle le «coup Maradona». Cette année rien de tout cela, une paix royale.
L’ultime liberté
La liberté de voyager est enfin arrivée en Roumanie treize ans après la chute symbolique du rideau de fer. L’Union européenne n’exigeant plus de visas pour entrer sur son territoire, les Roumains peuvent se rendre où bon leur semble. Y compris les Roumains tsiganes.
Ceux des villes ont réagi très vite: plutôt que de traquer de rares touristes sur les boulevards bucarestois, ils ont investi les Champs-Elysées. Et arrivent maintenant en Suisse. Mais que les gens du voyage voyagent est un signe supplémentaire et réjouissant de normalisation. Nous avons, nous autres Occidentaux, assez donné de leçons de droits de l’homme aux pays de l’Est pour subir les conséquences de leur application. Il est si facile de s’apitoyer à distance.
Le poids du passé
Mois aussi, citoyen suisse, j’ai pu pour la première fois passer la frontière roumaine sans visa. Cela fait une trentaine d’années que je sillonne ce pays. Mon premier contact, au milieu des années 1970, remonte à une époque où le conducator Nicolae Ceaucescu, alors en phase encore ascendante suite à divers succès en politique internationale (distanciation de l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie, visites de de Gaulle et de Nixon), dirigeait déjà le pays d’une main policière.
La fameuse Securitate terrorisait la population et ne perdait jamais de vue les étrangers. J’entends encore le grésillement des talkie-walkies qui suivaient la progression de ma voiture dans Calea Victoriei, la grande artère centrale de la capitale.
Ayant décidé d’aller visiter les monastères de Bucovine et le Maramures dans le nord du pays, je n’avais pas le droit de parler avec la population et je devais calculer mes étapes pour joindre, à la tombée de la nuit, les hôtels ou campings réservés aux étrangers.
Mais la singulière splendeur des petites églises lovées au creux de vals ombragés, la tendre beauté des paysages, le charme d’une civilisation rurale depuis longtemps trépassée chez nous, et, surtout, la connivence discrète, lointaine et souriante des habitants, m’attachèrent pour toujours au pays de la femme de ma vie.
En ville, l’étranger devait prendre les plus grandes précautions pour voir ses amis. Mutisme rogue dans les taxis, les ascenseurs, puis, la porte franchie, la chaleur des retrouvailles et des embrassades.
Vinrent les sinistres années 1980, la descente aux enfers, l’avilissement planifié de tout un peuple, l’envahissement de chaque cerveau roumain par une cellule parano-policière qui sclérosa leur libre arbitre, rongea leur sens moral, anéantit leur volonté. Pendant quelques années, dégoûté par les excès de la dictature, je pris mes distances, renonçai à mes visites.
Une étrange révolution
Les très bizarres événements de Noël 1989 — révolution de palais plus que révolution tout court — firent éclater dans le crépitement sinistre et aveugle des mitrailleuses les frontières politiques et mentales des Roumains. Les quatre millions de membres du parti communistes (un citoyen sur six!) se dispersèrent — pfft! pfft! — comme d’immenses vols d’étourneaux.
On ouvrit fiévreusement les portes des prisons: elles étaient vides. Le pays étant à lui tout seul une prison gigantesque, la Securitate n’avait même pas besoin de s’en prendre aux individus.
De cette révolution, je garde une image emblématique. En quelques jours, début 1990, des petits négoces improvisés surgirent sur les trottoirs, sous les porches des immeubles, aux carrefours importants.
Le bus dans lequel j’étais méchamment coincé s’arrêta soudain à hauteur de la grille d’un jardin. Le chauffeur quitta son volant et, radieux, acheta une barbe à papa qu’un petit malin, malgré le vent glacial de janvier, fabriquait de l’autre côté des barreaux. L’économie de marché commençait à marcher!
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Lire ici la seconde partie de notre radiographie roumaine.
