CULTURE

«Minority Report», surveillance et logique sécuritaire

Dans ce thriller futuriste d’une belle plasticité, Spielberg raconte une histoire d’oeil et engage une réflexion surprenante sur la toxicité des images. Et s’il commençait à se méfier de lui-même?

A l’unanimité, la presse a salué le courage politique de Steven Spielberg qui, dans «Minority Report», met en cause l’idéologie sécuritaire. Sur la base d’un scénario palpitant, il démontre en effet les impasses d’une logique pénale reposant sur la prévention à outrance. Si le film affiche des orientations libérales, au sens américain du terme, il n’a pourtant rien de révolutionnaire.

Serions-nous déjà tellement avancés dans la prévention répressive – retour de la censure, disparition de certaines libertés individuelles au profit de la sécurité collective, augmentation du budget militaire et diminution de celui de la culture – que nous ressentions comme héroïque d’oser contester la validité de la «tolérance zéro»?

Nous sentons-nous déjà tellement écrasés par ce nouvel ordre moral né des cendres du 11 septembre 2001 que nous puissions considérer «Minority Report» comme une œuvre de résistance?

Ou sommes-nous simplement étonnés que ce film salvateur provienne du cinéaste le plus influent de la planète, celui qui a marqué l’imaginaire de plusieurs générations d’enfants et qui incarne l’Amérique dans toute son insolente réussite? Le fait n’est pas sans conséquence, on le verra par la suite.

Adapté d’une nouvelle de Philip K. Dick, le film se déroule en 2054. Il met en scène une division de la police américaine, la PreCrime, qui utilise les pouvoirs paranormaux d’un trio de voyants – des jumeaux et une fille – capable de lire dans le futur quand celui-ci est criminel.

Ces pythies, dont le cerveau est directement connecté à un ordinateur, envoient leurs visions sous forme de flashes, de courtes séquences disjointes, de saynètes sans chronologie. Les images sont ensuite projetées sur un grand écran transparent. Aux flics de la PreCrime de les rassembler et de les interpréter avant d’intervenir sur le terrain pour empêcher le meurtre d’avoir lieu et arrêter les présumés coupables.

John Anderton (Tom Cruise), flic d’élite, estime ce système de prévention infaillible jusqu’au jour où il en devient la victime, découvrant que le prochain meurtrier qu’il devra arrêter n’est autre que lui-même. Erreur de lecture des oracles ou fatalité de l’histoire?

Si «Minority Report» esquisse les questions philosophiques et politiques posées par Philip K. Dick (dualité entre prédestination et libre arbitre; réalité et le virtualité; masculin et féminin; humain et machine), il n’en développe aucune véritablement. Spielberg reste un producteur de spectacle, et son film un excellent thriller futuriste, autant par le soin porté aux décors et aux objets que par la qualité d’un scénario fécond et vertigineux.

Film de genre, «Minority Report» n’en est pas moins une œuvre très personnelle, une sorte d’autobiographie déguisée.

Le plus troublant dans ce bel édifice voué au futur, c’est le sentiment de déjà-vu qui irrigue l’intrigue et nourrit l’esthétique du film. On retrouve dans la ville de «Minority Report» les empreintes de Fritz Lang, de Hitchcock, de Fellini (les voyants albinos ressemblent à la pythie hermaphrodite de «Satyricon»), et bien évidemment de Kubrick, dont Spielberg a porté à l’écran le scénario posthume «A.I».

Le réalisateur de «E.T.» s’en remet à ces grands noms de l’histoire du cinéma comme à des totems protecteurs. A ces maîtres aujourd’hui disparus, à ces voyants qui offrent leurs visions, il voue une confiance aveugle. Mais pour le reste, Spielberg semble ne plus croire au pouvoir vertueux, créatif et démiurgique des images, seulement à leur puissance destructrice: elles veulent littéralement la mort de l’homme.

Venant d’un cinéaste dont la foi figurative, parfois exaspérante, l’a conduit à ressusciter les dinosaures pour en faire des animaux domestiques, cette défiance marque un changement de cap. Pour la première fois dans sa carrière, Spielberg montre que les images peuvent être toxiques et nous couper du monde plus sûrement que n’importe quel quartier de haute sécurité.

Il faut dire que dans la société décrite dans «Minority Report», les yeux servent moins à regarder qu’à être regardés. Le contrôle rétinien, pratiqué 24 heures sur 24, a remplacé les empreintes digitales. Tout sert la surveillance, y compris les affiches publicitaires capables d’identifier chaque consommateur grâce à un système de reconnaissance oculaire infrarouge et lui communiquer ainsi directement son message personnalisé – ce qui nous vaut une vraie scène de comédie chez Gap très ironique et inspirée.

Pour sortir de cette spirale de la transparence intrusive, une seule solution: s’arracher les yeux pour les remplacer par d’autres. C’est ce que fait Tom Cruise pour échapper aux flics et prouver son innocence.

Cette greffe oculaire, illégale évidemment, est exécutée par un savant fou, très Monty Python, dans un laboratoire de fortune d’une saleté effrayante. Pour que l’opération réussisse, Anderton doit garder les yeux fermés pendant douze heures. Le temps de la désintoxication. Le temps de réapprendre à se servir de son odorat et de son toucher, complètement perdus à en juger par la manière dont il se rue sur un sandwich avarié et du lait moisi. Le temps surtout de prendre la mesure de ce que veut dire «fermer les yeux», comme on le fait pour les morts.

Or John Anderton a un deuil – d’œil? – à faire, celui de son fils de six ans, volatilisé alors qu’ils étaient les deux à la piscine. Sa disparition ressemble à une évaporation. Anderton n’a rien vu venir. D’où son obstination à vanter les mérites de la prévention avant de comprendre – aidé de l’intuitive Agatha au beau regard d’aveugle – que le futur n’a pas d’avenir si on ne lui laisse pas le temps de se réaliser.

Si la plupart des images sont nocives parce qu’elles n’ont plus d’origine précise, qu’elles sont incapables de nous renseigner sur le temps des événements (passé, présent, futur?) et qu’elles font écran à la mémoire en faisant mine de la réactiver, il subsiste néanmoins une bonne image: le souvenir, soit l’enregistrement de ce qui a lieu, la trace.

C’est une des définitions possible du cinéma. Celle que revendique Spielberg qui, lui aussi, a changé d’yeux pour pouvoir y croire encore un moment.