L’accession à la présidence brésilienne d’un ancien ouvrier syndicaliste devrait suffire à attirer l’attention. Mais si l’on ajoute que ce pays, huitième économie mondiale, n’arrive pas à se convaincre des bienfaits de la libéralisation où on l’a plongé depuis 15 ans, le tableau commence à s’animer. Les États-Unis auraient tort d’oublier ce qui se passe sur leur propre continent.
Berkeley, Californie. L’Amérique latine n’intéresse plus grand monde en ces temps de terrorisme et de menaces nucléaires. Et, effectivement, elle n’est sans doute pas la région du monde la plus explosive. Mais l’élection probable de Lula au Brésil, le plus grand pays du sous continent, et les tensions qu’elle risque d’entraîner, invite à jeter un regard prudent sur la situation politique dans ce que les États-Unis aiment à considérer comme leur «patio trasero», leur arrière-cour.
A quelques jours du second tour de l’élection présidentielle, les sondages donnent près des deux-tiers des intentions de vote à Luiz Inácio da Silva, alias Lula, ancien ouvrier, et candidat pour la quatrième fois consécutive du Parti des travailleurs.
Sa victoire apparaissant plus que probable, on peut maintenant se demander ce qu’il en fera. C’est qu’ont essayé d’élucider lors d’une conférence tenue à l’Université de Californie à Berkeley les professeurs Manuel Castells, sociologue urbain de renommée mondiale, et Harley Shaiken, directeur du Centre d’Études Latino Américaines de ce campus.
Manuel Castells reconnaît qu’il est inquiet mais précise que ses raisons sont différentes de celles avancées par les financiers de Wall Street. «Lula n’est pas populiste, estime Castells, et il lui sera difficile d’agir de façon substantiellement différente de Cardoso (l’actuel président, ndlr). Mais la question est de savoir de quelle liberté il jouira alors que les espoirs qu’il suscite sont beaucoup plus élevés.»
Pour Castells, Lula n’a que peu de temps pour convaincre, et s’il est vrai qu’il est à la tête d’un mouvement social et politique profondément démocratique, il représente surtout les ouvriers organisés et les classes moyennes, qui sont en fait une minorité. Plus grave, il ne dispose pas d’une majorité au Congrès. Sa marge de manœuvre politique est des plus réduites.
Selon Harley Shaiken, cette situation rappelle celle du Mexique où, en mettant un terme en fanfare à 71 années de domination ininterrompue du PRI au niveau national, Vicente Fox, l’actuel président, a suscité un enthousiasme et un espoir populaire considérable. Mais l’incapacité de faire passer des réformes au parlement, ou ses partisans n’ont pas la majorité, alimente maintenant les frustrations.
L’arrivée attendue de Lula à la présidence donne lieu à un curieux paradoxe que souligne Harley Shaiken: «La communauté financière internationale voit sa victoire comme l’arrivée de ses bases au pouvoir. Alors que l’élite industrielle locale voit d’un oeil favorable sa vision nationaliste et mise sur sa capacité de contrôler ses bases.» Quant à la gauche internationale, elle espère qu’il pourra enfin faire exprimer «une voix alternative sur l’écologie et les questions du travail.»
Manuel Castells, pour sa part, souligne un autre paradoxe, plus dangereux, qui tient au fait que «la situation semble meilleure qu’il y a dix ans si l’on en croît les indicateurs économiques, mais quelque chose dans le tissu social s’est déchiré.» Les tensions sont considérables et la situation demeure explosive. «Lula n’a que très peu de temps», estime Castells.
Les pressions pour une radicalisation seront très vites considérables, ce qui ne rassure pas la communauté financière internationale, déjà très nerveuse. De fait, la nervosité des marchés risque d’entraîner une dévaluation accrue de la monnaie et donc un renchérissement du coût de la dette au point de rendre son paiement pratiquement impossible.
En résumé, on assiste à une situation politique à la mexicaine et une situation sociale à la vénézuélienne. Et l’ensemble du continent ne va pas si bien que ça. Lors de la conférence des Amériques organisée le 15 octobre par le Miami Herald, le président péruvien Alejandro Toledo a déclaré: «Amis, l’Amérique Latine est en ébullition. Les citoyens sentent que les marchés ont apporté le sous-emploi, la dénationalisation, la dépendance, l’appauvrissement et, ce qui est pire, le désespoir.»
La force de Lula, c’est qu’il dirige un mouvement particulièrement démocratique et doté d’une longue histoire de lutte politique et sociale. Sa faiblesse tient sans doute aux espoirs extrêmes qu’il suscite et à sa marge de manœuvre des plus réduites.
S’ils ne veulent pas courir le risque d’une nouvelle crise économique majeure, les États-Unis ne peuvent pas se contenter de dire, comme ils le font officiellement, qu’ils travailleront avec celui que les Brésiliens éliront. Ils devraient tout faire pour contribuer à son succès, surtout si Lula est élu.
Ce serait la façon la plus efficace d’empêcher que l’Amérique latine ne vienne rappeler brutalement au locataire de la Maison Blanche que la carte du monde est un peu plus complexe que celle qu’on lui montre tous les jours.