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«Aime ton père», un film qui fonce sans airbag

Si c’était une peinture? Pas l’ombre d’un doute: «Cronos mangeant ses enfants» de Goya. Un animal? N’importe lequel, sauf le pélican, cet oiseau dont le mâle est prêt à se sacrifier pour nourrir ses petits. Un talent? Tous les talents, même celui de se faire aimer de ceux qu’il n’aime pas. Une malédiction? Ne plus pouvoir écrire alors que l’on est écrivain et le cacher de toutes ses forces, quitte à ruiner son entourage.

Ce portrait chinois pourrait se poursuivre longtemps; il décrit indirectement le personnage de Léo Sheperd (Gérard Depardieu), écrivain réputé, séducteur solitaire et père égocentrique. C’est aussi le jeu qu’il pratiquait avec ses enfants quand ils étaient petits. Un jour, le garçon, Paul, n’a pas voulu jouer. Pour lui apprendre à obéir, son père l’a «oublié» quelques heures au bord de la route.

Des années plus tard, c’est Paul, jeune adulte (Guillaume Depardieu), qui abandonnera son père sur la bande d’urgence de l’autoroute, le corps ligoté par du scotch de chantier.

«Aime ton père» pourrait être le récit d’une vengeance qui trouverait son apaisement dans la reconnaissance de la faute et le pardon qui s’ensuit. Mais ici, il n’y a pas de faute, seulement des points de vue différents, des malentendus en escaliers, des sentiments à intensité variable. Et une confrontation inéquitable entre un fils et son père; le premier voulant être aimé du second qui n’en a rien à cirer d’être aimé du premier. Dans un rapport de force, celui qui aime est forcément perdant.

Malgré sa notoriété, Léo Shepard vit isolé dans un village de Haute-Savoie. Son bonheur est de traire les vaches. C’est au cours de cette activité matutinale qu’il apprend qu’il est lauréat du Prix Nobel de littérature.

Pour aller chercher son prix, et contre la volonté de sa fille Virginia (Sylvie Testud), il se rend à Stockholm en moto. Son fils, qui n’est pas parvenu à lui parler depuis des années, le rejoint sur la route pour le féliciter. Le père le regarde à peine, le traite de haut, se moque gentiment de «sa réussite»: être sorti de la drogue. Il demande qu’on lui foute la paix.

A la faveur d’un terrible accident qui fait croire à la mort de Léo Shepard – tous les journaux font leurs titres avec cette brutale disparition -, Paul kidnappe son père à bord de sa voiture. Au cours de ce road movie improvisé, chacun aura le temps de mettre à nu ses blessures, de raconter et découvrir les parties manquantes du puzzle familial, de se mesurer à l’autre.

Un double soupçon pèse sur «Aime ton père»: soupçon autobiographique (le film serait un vulgaire règlement de comptes entre Jacob Berger, son père et sa sœur) et soupçon people (le scénario cristalliserait en quelque sorte la relation tendue entre Guillaume et Gérard Depardieu).

Ainsi, «Aime ton père» serait une montagne de linge sale à laver dans le tambour du cinéma, une sorte de thérapie collective, un film qui n’aurait d’intérêt que dans son sous-texte. C’est faux! «Aime ton père» est un vrai thriller sentimental, physique, excessif, lucide, enfantin, épuisant. C’est un film «qui y va», très vite et sans airbag.

Ce qui est mis en scène dans «Aime ton père», c’est une vérité qu’aucun film hollywoodien n’oserait avancer, une réalité à l’opposé de la relation idyllique et mensongère de «Road to the Perdition» par exemple: les parents, le père surtout, n’aiment pas forcément leurs enfants; ils peuvent se le permettre car ils n’en ont pas besoin.

Les enfants au contraire ne peuvent pas se défaire de leur parents car ce sont eux qui détiennent les clés de leur origine, de leur raison d’être, et de leur identité.

Ce type de démonstration aurait pu se noyer dans le verbiage ou la confession TV pleurnicharde. Jacob Berger le sait qui a eu l’heureuse initiative de mettre en scène chacun des sentiments qui animent les protagonistes par une action – Dieu sait que le film n’en manque pas! C’est en cela que «Aime ton père» est un film abouti, plus universel que nombriliste, et qu’il rejoint la tradition des contes sombres pour enfants.

Cela est d’autant plus vrai que Paul n’est pas le seul orphelin symbolique du père. La sœur, Virginia, l’est tout autant, mais d’une manière radicalement différente. Bien que la préférée du père, cette servante zélée de la cause paternelle, cette gardienne du temple et de l’orthodoxie «shepardienne» se voit aussi sacrifiée aux exigences et aux caprices du patriarche.

Ce que Léo Shepard dit à sa fille est d’une rare violence, d’autant que l’attaque porte sur sa sexualité («Tu es sèche; tu ne bouffes rien et tu ne chies rien!»), le père s’autorisant tout, y compris de violer l’intimité de sa fille.

Il fallait que le personnage de la soeur soit fort pour faire basculer un tête-à-tête en triangulation infernal. Est-ce le pouvoir de Sylvie Testud, probablement la plus intense des jeunes comédiennes? Ou la qualité d’écriture de ce personnage complexe, en évolution permanente?

Terriblement antipathique au début, coincée, méprisante, arrogante, rêvant d’être toutes les femmes aux côtés de son père, Virginia révèle sa part de souffrance, aussi terrible que celle du frère, dans la deuxième partie du film. Sa douleur l’humanise, et c’est elle qui, in fine, permettra à Paul de dépasser son conflit, en faisant alliance avec lui.

C’est elle qui permet à l’homme faible, le petit frère, de s’affranchir de l’homme fort, le père. Lequel, profitant de son statut de «mort» – tout le monde le croit décédé – va refaire sa vie ailleurs. Une autre vie?

Peut-être pas quand on voit les dernières images du film. Un ogre reste un ogre. Et les orphelins des orphelins. Alors, qu’est-ce qui a changé? La peur. Elle a disparu en même temps que l’attente d’une reconnaissance paternelle. «Aime ton père» est un film d’affranchi.