Les Balkans terminent leur première année de paix après douze ans d’orage ethnique. Nos envoyés spéciaux Guillaume Dalibert et Serge Michel ont sillonné la région. Premier volet d’un reportage en grand format.
- Il était une fois la Yougoslavie. A l’été 1990, des bruits de bottes commencèrent à agiter les républiques de la «Fédération» construite par Tito. La suite, sanglante, dura onze ans.
De la Croatie à la Bosnie, avant le Kosovo et la Macédoine, l’agonie se propagea méthodiquement le long d’un axe nord-ouest sud-est. Les feux de la guerre se sont progressivement éteints depuis août 2001, avec les accords d’Ohrid qui ont mis fin au dernier épisode explosif, celui de Macédoine. Les grands médias occidentaux ont plié bagage, se sont tournés vers Bagdad.
On ne parle plus des Balkans. En 2002, ils auront terminé leur première année sans guerre depuis douze ans. Escapade après l’orage ethnique.
Belgrade, 23 octobre 2002, 15 heures
L’averse est venue d’un coup, quand le taxi traversait le pont sur la Save. Belgrade s’est effacée derrière les torrents d’eau sur le pare-brise que troublait à peine l’agitation rythmée des petits essuie-glaces de la Yougo 45. Sur le toit, l’enseigne lumineuse jaune «Beotaxi» trahit la hâte avec laquelle on l’a fixée: l’eau ruisselle par le cordon électrique sur les genoux de Blazenka.
Après neuf ans à Londres, cette jeune Croate a décidé de s’établir à Belgrade. Parce que Zagreb, c’est trop provincial. A son accent, les Serbes savent immédiatement d’où elle vient, mais la laissent tranquille: ils ont mené et perdu trois guerres ces dix dernières années dans les Balkans et se considèrent toujours comme les piliers débonnaires de la région, tenants d’une certaine «yougo-tolérance». A Belgrade, on se mélange. L’inverse, à Zagreb, serait impensable.
Blazenka nous emmène chez un ami qui a monté une société très performante de logiciels bancaires, Pexim. Le patron, Mihail Petreski, porte un t-shirt noir sous sa chemise à manches courtes. Il est Macédonien de Skopje. Mais comme Blazenka, il préfère également vivre à Belgrade, où il est né et a grandi jusqu’à la guerre. Ses cartes de visite et ses plaques d’immatriculation macédoniennes sont pourtant très utiles pour aller offrir ses services aux banques du Kosovo et de Bosnie, où il lui suffit de dissimuler son accent belgradois. C’est ainsi, par les affaires, que la Yougoslavie déchirée se reconstitue par la bande: les uns et les autres se connaissent si bien qu’ils ne peuvent rêver de meilleurs partenaires commerciaux.
Du coup, après dix ans de guerres et d’atrocités, de dictature et d’embargo, Belgrade revit et aspire à redevenir la capitale intellectuelle et économique des Balkans. La tâche est immense. La «ville blanche» a pris un retard considérable sur toutes les autres capitales est-européennes, tout y transpire la fin des années quatre-vingt. Sauf les cybercafés, qui prolifèrent. Mais l’accès à internet y est toutefois trois fois plus lent qu’à Pristina.
Les beaux esprits sont partis, remplacés par les Serbes ruraux chassés de Croatie et du Kosovo. Les intellectuels qui sont restés nagent en plein blues post-révolutionnaire. Milosevic qu’ils ont tant combattu apparaît tous les jours à la télé en direct depuis son box du Tribunal Pénal International de la Haye, dans l’indifférence générale. Et si les menées criminelles du régime en Croatie, en Bosnie et au Kosovo sont ainsi exposées au monde entier, ses agissements internes (collusion avec les mafias, assassinats politiques) restent totalement protégés par le nouveau pouvoir, soi-disant démocratique.
Ainsi, malgré les boutiques de luxe qui ouvrent les unes après les autres au centre ville (on peut y acheter son pull à crédit), l’atmosphère reste lourde, à Belgrade, pour cette première année sans guerre dans les Balkans. Il y a aussi cette phrase qui tue: «Et encore, c’est à Belgrade qu’on s’en sort le mieux en Serbie. Vous devriez aller voir au sud !». C’est une bonne idée. Nous y partons aussitôt.
Novi Pazar (Sandjak), sud de la Serbie, 24 octobre 2002, 16 heures
Il y a quelque chose qui cloche dans cette ville musulmane du sud de la Serbie, au cœur du Sandjak, ancienne province ottomane. Les hommes déambulent, accoutrés de vestons miteux et de pantalons difformes. Mais dans les rues que la saison a rendues boueuses, ils arborent de magnifiques chaussures! Des cuirs souples, des couleurs crème, des formes à la mode. Un coup d’œil dans les vitrines pour comprendre qu’on ne trouve que ça, ici. Des copies parfaites des derniers modèles de Milan et de Paris, fabriqués à domicile par les milliers de petites mains de l’ancienne usine d’Etat.
Ce n’est pourtant pas les chaussures qui ont enrichi la petite caste des millionnaires de Novi Pazar. Voilà l’une des rares villes qui a profité de l’éclatement de la Yougoslavie et de l’embargo. Par ses liens avec la Turquie, par son accès au Kosovo, par la proximité du Monténégro, la cité s’est retrouvée au centre de tous les trafics – drogue, armes, femmes, cigarettes. Les Mercedes, parfois immatriculées en Suisse ou en Allemagne, s’agglutinent ainsi dans l’unique et étroite rue de la vieille ville, entre la mosquée et la citadelle. Richesse de surface.
On pourrait croire qu’une ville de contrebandiers ne s’embarrasse pas de questions ethniques et nationalistes, brasseuse d’affaires, de marchandises de tous horizons. Il a pourtant suffi d’un match de basket pour raviver les passions, un match dont tout le monde ici parle encore à voix basse.
Fin septembre, la Yougoslavie affrontait la Turquie en demi-finale des Championnats du monde de basket, à Indianapolis. La population locale, en majorité «bosniaque» (des Slaves islamisés au XIVe siècle), soutenait les joueurs du Bosphore. C’est pourtant la Yougoslavie qui a gagné (elle allait même être championne du monde quelques jours plus tard).
Galvanisés par la victoire et hurlant à la trahison, les Serbes orthodoxes, très minoritaires à Novi Pazar, ont attaqué les Musulmans à coups de pierres, provoquant une intervention massive de la police qui a immédiatement coupé toutes les routes du Sandjak pour éviter une émeute majeure.
Nous allons quitter Novi Pazar quand sonne le téléphone: «Vous n’êtes pas au courant? Les Tchétchènes ont pris 700 otages dans un théâtre de Moscou et menacent de tout faire sauter si l’armée russe ne se retire pas de Grozny».
