Avec «L’homme sans passé», le cinéaste finlandais Aki Kaurismäki imagine une nouvelle Genèse. Sans prêchi-prêcha, simplement avec de l’aquavit, de l’humour et une chemise propre.
Vous connaissez la blague du petit Hans, l’enfant suisse alémanique que ses parents croyaient atteint de mutisme? Non? Et bien je vais vous la raconter.
Pour ses parents comme pour son institutrice et ses camarades, Hans, sept ans, est muet de naissance. Un handicap qui n’a jamais empêché l’enfant d’être gai, aimable, bien dans sa peau.
Un jour pourtant, le petit garçon interpelle sa mère: «Mutter, bitte, puis-je avoir le Maggi?» Stupéfaction de la mère, du père et des cinq frères et soeurs. «Mais, Hans, tu sais parler? Pourquoi t’es-tu tu si longtemps?», lui demande sa maman. Et le petit Hans de répondre: «Parce que jusqu’ici tout était tip-top!»
Le héros du film d’Aki Kaurismäki, «L’homme sans passé», ressemble un peu au petit Hans. S’il n’a rien à dire, il se tait. Et comme il a perdu la mémoire après avoir reçu un coup sur la tête, il n’a vraiment pas grand chose à raconter. De toute manière, il le dit autrement, notamment par l’élégance et la précision de ses manières à la Robert Mitchum — les références au cinéma américain des années 50 sont nombreuses.
Comme «Mullholland Drive» de Lynch ou «Parle avec elle» d’Almodovar, «L’Homme sans passé» met en scène un personnage qui n’aurait pas dû survivre à un accident — d’ailleurs rien n’indique qu’il y ait survécu pour de bon. C’est le premier miracle d’un film qui, loin de tout réalisme social, s’inspire de la fable pour réinventer le monde. A l’image des deux cinéastes précités, Kaurismaki est un auteur-styliste, un explorateur de formes, le créateur de son propre univers.
Le film commence par une fin. Un homme dont on ne sait rien sort du train, se pose sur un banc et se fait attaquer illico par trois loubards qui en veulent à son argent et à sa valise. Roué de coups, il est donné pour mort par le médecin, l’infirmière et l’électrocardiogramme. Un drap blanc recouvre son corps. Tout peut s’écrire désormais sur cette page blanche.
Quelques minutes plus tard, le Lazarre scandinave se réveille, arrache ses fils et sort de l’hôpital couvert de bandelettes. Après quelques errances, il est recueilli pas des sans-abris de la Mer Baltique qui vont l’aider à retrouver la mémoire, son identité et son passé, mais surtout à tout recommencer de zéro.
Ce qu’offre Aki Kaurismäki à son personnage n’est rien de moins qu’une résurrection. Un homme nouveau est arrivé. Il ressemble davantage au Beaujolais – l’alcool est omniprésent chez Kaurismäki – qu’au surhomme inventé par les idéologues de tous bords.
Car le projet du cinéaste finlandais n’est pas de transmettre la bonne parole, de prêcher le bien ou de rêver l’homme idéal, mais d’esquisser les repères de sa géographie personnelle, entre containers rouillés servant de maisons aux laissés pour compte (très Monolithe à la Jean Nouvel) et Mer du Nord illuminée par son soleil anthracite, caverne aux trésors de l’Armée du Salut et beauté de mécano des ports industriels, banque de western en dépôt de bilan et bistrots dont les patronnes ne servent que ce qui est gratuit — magnifique scène où l’Amnésique, sans un sou, demande de l’eau chaude avant de sortir délicatement d’une boîte d’allumettes un sachet de thé déjà usagé.
L’Akiland est un pays de conte et de mélodrame, la terre de cinéma d’un homme qui n’a rien trouvé de mieux pour réenchanter le monde que de le regarder avec les yeux d’un peintre — les couleurs de «L’Homme sans passé» sont d’une subtilité prodigieuse — et la laïcité fraternelle d’un homme qui a relu certaines paraboles de l’Evangile à l’aune de sa logique absurde, de son humour placide, de son détachement burlesque.
Sans prétention, «L’Homme sans passé» revient à l’origine du monde et ce faisant au cinéma des origines, celui d’avant la parole.
Le cinéma de Kaurismäki est quasiment muet (son film précédent «Juha» l’était même complètement), il se situe quelque part entre Chaplin et Tati, entre la chaleur tendre du premier et la poésie absurde du second. Tati partage d’ailleurs avec Aki Kaurimäki la conviction que le monde moderne, le libéralisme économique et la bureaucratie sont des broyeurs d’hommes, des machines à rendre tout compliqué, des systèmes de contrôle qui ont fait de la poésie l’ultime avatar du terrorisme. Les scènes les plus cruellement cocasses sont d’ailleurs celles qui se situent à l’ANPE, à la banque et au commissariat de police.
Le film de Kaurismäki peut se boire cul sec, avec un lever de coude rapide, nerveux, net, mais il peut aussi, et avec un même bonheur, se siroter doucement, sans crainte de manquer — chez Aki Kaurismäki, la flânerie n’est pas incompatible avec la précision, ce qui fait de lui le plus japonais des cinéastes européens.
Chaque plan de «L’Homme sans passé» ressemble à un haïku: un maximun d’émotions pour un minimum d’effets visuels et sonores. Chez le cinéaste finlandais on parle peu, on agit avec parcimonie, mais on met les choses et les êtres en rapport, on tisse des liens, on crée des réseaux.
Ce n’est pas un hasard si la première chose dont se souvient le héros, atteint d’amnésie, est son métier: soudeur.
Autant qu’une fable sur la solidarité, «L’Homme sans passé» est l’histoire d’un anonyme qui accède au statut de personnage. Une scène magnifique le signale sans ambiguïté: l’essayage du costume dans la salle de l’Armée du Salut.
La soldate dont il est tombé amoureux (irrésistible Kati Outinen, prix d’interprétation féminine à Cannes) lui tend un complet gris. Quand elle ouvre le rideau de la cabine pour voir le résultat, elle dit admirative et laconique: «Tu iras loin.» Grâce à son costume et sa chemise, le nobody est devenu quelqu’un, un homme digne, élégant, désirable.
L’habit est important chez Kaurismäki. Non pas parce qu’il fait le moine, mais parce qu’il donne de la tenue à celui qui le porte, et révèle du même coup quelque chose de son rapport au monde.
Est-ce un hasard si X commence à reprendre le dessus après avoir lavé sa chemise pleine de sang? Dans un des couplets chanté par le groupe de l’Armée du Salut, groupe dont la musique a été relookée rock and roll par l’homme sans mémoire, il est dit: «Garde mon âme lucide et ma chemise propre.»
L’utopie chez Kaurismäki n’a rien de grandiloquent; elle n’engage ni Révolution ni changement de Dieu mais se niche dans les détails de la vie quotidienne, dans les activités les plus simples d’un homme de bien — aimer, manger, boire, fumer, écouter du rock, aller aux champignons, faire confiance aux autres. L’utopie Kaurismäki est une affaire de lumière: éclairer chaque chose regardée comme s’il s’agissait d’un trésor.
