La socialiste fribourgeoise peut-elle représenter la Suisse francophone au gouvernement? A cette question qui hante les médias, l’écrivaine franco-canadienne a déjà répondu de manière implicite.
C’est un débat identitaire qui secoue la course au Conseil fédéral. La candidate Ruth Lüthi porte-t-elle un dossard romand ou alémanique? A Zurich, on estime que la durée de son séjour en zone francophone garantit sa nouvelle identité culturelle tandis qu’à Genève, on rappelle que maîtrise d’une langue et appartenance à une culture ne sont pas synonymes.
Dans Le Temps du 16 novembre, le directeur de la publication, Eric Hoesli, écrit ainsi que «la conseillère d’Etat fribourgeoise a de nombreuses compétences, c’est évident: certains fins connaisseurs de la vie fédérale la tiennent même pour la plus qualifiée des personnalités en lice. Mais Romande? Elle-même n’aurait sans doute jamais eu le front de le prétendre. Ruth Lüthi est germanophone.»
Cet éditorial a été qualifié de «raciste» par le Tages Anzeiger. Dans la foulée, plusieurs publications ont livré des commentaires sur le thème «Ruth Lüthi peut-elle représenter la région romande au gouvernement?»
A cette interrogation récurrente, Nancy Huston, écrivaine franco-canadienne, a déjà répondu de manière implicite.
Comme Ruth Lüthi, elle a quitté depuis trente ans sa région natale (le Canada anglophone) pour rejoindre une autre communauté linguistique (la France). Dans «Nord perdu», elle décrit avec beaucoup de finesse son vécu dans «l’entre-deux-langues».
«Ce n’est pas, mais alors pas du tout, la même chose que de passer dans un pays les vingt-cinq premières ou vingt-cinq autres années de sa vie», constate-t-elle. L’anglais a laissé sur elle sa «marque indélébile» pour la simple raison que son enfance a été bercée dans cet idiome, «or rien ne ressemble à l’enfance».
Pour cette simple raison, Nancy Huston restera à jamais l’enfant de son pays. D’ailleurs, même si elle vit en France depuis plus longtemps que ses enfants, ceux-ci sont plus français qu’elle, écrit-elle.
Quand on lui demande si elle se sent française après toutes ces années, elle répond non. Parce que personne ne peut lui donner une enfance française.
Un point de vue diamétralement opposé aux propos de Christophe Büchi, journaliste à la NZZ et auteur d’un livre sur les barrières linguistiques en Suisse*. Dans Le Matin du 3 novembre, il affirmait «on ne naît pas Romand, on le devient».
«On naît suisse allemand et on le reste sa vie durant», lui rétorquerait Nancy Huston, sans déplorer un tel verdict. Comme tous les exilés, elle se sent riche. Riche de deux identités accumulées et contradictoires. Mais l’exil linguistique, c’est aussi, poursuit-elle, la mutilation, la censure, la culpabilité. «Vous communiquez avec les autres en faisant appel soit à la partie enfant de vous-même soit à la partie adulte. Jamais les deux à la fois.»
Nancy Houston s’interroge. Pourquoi Kundera a-t-il perdu son sens de l’humour en abandonnant le tchèque? «C’est que les langues ne sont pas seulement des langues; ce sont aussi des world views, c’est-à-dire des façons de voir et de comprendre le monde. Il y a de l’intraduisible là-dedans…»
Une réponse qui n’est pas sans rappeler la chronique de Jacques Pilet publiée dans L’Hebdo du 21 novembre, qui qualifie Ruth Lüthi de «fausse Romande». «Certes elle travaille en français, mais cette culture n’est pas la sienne», relève-t-il.
«Fausse Romande» selon les uns, Ruth Lüthi est une «fausse bilingue» aux yeux de Nancy Houston qui différencie vrais et faux bilingues. Dans un pays qui fait du «parfait bilingue» son nouveau Guillaume Tell, sa thèse rencontrera un écho tout particulier.
Les vrais bilingues, pour elle, sont ceux qui, pour des raisons géographiques, historiques, politiques, voire biographiques (enfants de diplomates), apprennent dès l’enfance à maîtriser deux langues à la perfection et passent de l’une à l’autre sans état d’âme particulier.
Quant aux faux bilingues, catégorie dont elle dit faire partie, «c’est une autre paire de manches. Je ne sais pas à quoi ressemble un cerveau de vrai bilingue mais je vais essayer de décrire comment cela se passe pour un faux».
Les deux langues sont loin d’occuper dans son esprit des places comparables. «Comme tous les faux bilingues sans doute, j’ai souvent l’impression qu’elles font chambres à part dans mon cerveau.» Loin d’être interchangeables, ces langues sont distinctes, hiérarchisées: d’abord l’une ensuite l’autre dans sa vie, d’abord l’autre ensuite l’une dans son travail.
Chaque faux bilingue doit avoir sa «carte spécifique» de l’asymétrie lexicale. Selon Nancy Huston, tout son français se trouve dans l’hémisphère gauche de son cerveau, la partie hyper-rationnelle et structurante, alors que la droite, plus artistique et émotive est entièrement anglophone.
Pas étonnant dès lors que Michel Zendali dans sa «Lettre à mes amis suisses allemands» (Le Matin, 24 novembre) fasse allusion à une «langue réduite à l’état de véhicule» concernant le parler de la candidate fribourgeoise: «Quand j’entends Ruth Lüthi parler français, je n’entends que la langue morte des actes officiels.»
Alors, Ruth Lüthi est-elle romande ou alémanique? Grâce à lecture du «Nord perdu», on peut quitter ce questionnement très réducteur en termes de «ou» pour envisager une réponse plus complexe en «et».
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«Nord perdu», de Nancy Huston, Actes Sud (1999).
«Mariage de raison. Romands et Alémaniques: une histoire suisse», de Christophe Buchi, disponible en librairie.
