Dans ce thriller sophistiqué, la lumière de l’Alaska tient le rôle du flic qui arrache des aveux aux suspects. Un film très réussi, à l’affiche depuis quelques semaines, avec Al Pacino et Robin Williams.
«Insomnia» de l’Anglais Christopher Nolan commence un peu comme «Lantana» de l’Australien Lawrence Ray. On croit que l’on va être embarqué dans une enquête haletante, serrée et compliquée, peut-être même propulsé sur les traces d’un serial killer au cerveau malade. Et puis pas du tout.
Après une ouverture très «profiler», on découvre que le suspense du film relève moins de sa trame policière — très sophistiquée — que de la résolution d’une tension morale: le flic chargé de l’affaire, Will Dormer (Al Pacino, parfait comme d’habitude) saura-t-il effacer sa faute sans en commettre une supplémentaire?
Avec son sens aigu de l’observation, son expérience tout terrain et sa capacité à régler rapidement les affaires criminelles, Will Dormer est dépêché à Nightmute, en Alaska, pour enquêter sur le meurtre d’une jeune fille battue à mort.
Une scène suffit à justifier sa réputation de flic de génie: l’inspecteur est capable de deviner l’identité d’un assassin simplement en faisant parler les ongles de sa victime. Son diagnostic devant le cadavre tuméfié de l’adolescente: «L’assassin n’est pas un serial killer — ce meurtre est même le premier de sa vie –, mais s’il n’est pas arrêté, il recommencera.»
Homme dont l’intégrité a toujours été citée en exemple — ce qui lui vaut l’admiration d’une jeune apprentie détective (Hilary Swank, Oscar pour «Boys Don’t Cry») –, Will Dormer commet pourtant une bavure fatale au cours d’une traque dans le brouillard: il abat son coéquipier après avoir confondu sa silhouette avec celle du suspect.
Malheureux accident? Ou désir inconscient de supprimer celui qui était prêt à révéler à la police des polices les méthodes pas toujours très catholiques de son chef?
Sûr de n’avoir été vu de personne, Dormer tait ce qui s’est passé et va jusqu’à falsifier les preuves. Hélas pour lui, un témoin a assisté à la scène. Et ce témoin, c’est justement l’assassin de la gamine (Robin Williams, assez sobre) qui, saisissant l’opportunité de la situation, lui propose un marché: «Je ne dis rien de ce que je sais et tu t’arranges pour trouver un autre coupable.»
Un jeu serré, tout à la fois sadique et empathique, est engagé entre les deux hommes qui se ressemblent au moins sur un point: l’impunité de leur premier crime — ou illégalité dans le cas de Dormer — les encourage à recommencer. Avec eux, l’exception devient vite la règle puisqu’ils estiment que la justesse de leur jugement se situe au dessus des lois.
Dormer va-t-il céder au chantage? Pense-t-il pouvoir confondre le meurtrier sans avouer en retour son forfait? Attend-il de l’assassin qu’il le punisse de ses fautes antérieures? Et d’abord, est-il encore capable de prendre la mesure de la situation, lui qui n’a pas dormi depuis deux, puis trois, puis quatre nuits?
Comme tout étranger découvrant le Grand Nord, ils ne supporte pas l’été en Alaska, ces nuits blanches où le soleil ne se couche jamais.
Cette particularité météorologique ne serait que coquetterie de mise en scène (réaliser un film noir sous la lumière blanche, quelle bonne idée!) si elle n’était pas ouvertement métaphorique: le grand jour empêche non seulement le héros de dormir mais surtout le contraint à ne plus fermer les yeux sur son passé trouble. Le soleil boréal est à la fois son juge, sa conscience et sa torture: comment vivre sans dormir?
Plus généralement, le réalisateur et styliste Christopher Nolan — révélé avec «Memento», devenu culte — a bien compris l’extraordinaire potentiel que recelait les paysages de l’Alaska. Dans des compositions souvent très belles, il filme les lacs anthracites et les cimes éblouissantes, les routes désertes et les villes purgatoires, les cabanes isolées et les rivières de montagne comme autant d’éléments déterminants de l’intrigue. Dans un autre pays ou à une autre période de l’année en Alaska, cette histoire, simplement, ne pourrait pas avoir lieu.
Même les scènes d’action participent de cette dynamique expressionniste: elles ne sont pas seulement des morceaux de bravoure mais le reflet d’un état intérieur. Quand Dormer, pourchassant l’assassin sur un parquet de rondins flottant, glisse et s’enfonce dans les eaux glauques du lac, c’est à son inconscient qu’il est confronté. Cette double lecture, action et métaphore, est également à l’œuvre dans la scène qui déclenche tout, celle de la traque dans le brouillard. L’adjoint meurt de l’opacité des touffes de brume mais aussi de la confusion mentale de son chef.
Thriller climatique d’une grande beauté, «Insomnia» est aussi un thriller à la morale austère et exigeante. Le film, remake d’un long métrage norvégien d’Erik Skjoldbjaerg passé inaperçu lors de sa sortie en France en 1998, défend l’idée que tout arrangement avec soi-même ou les autres, aussi anodin ou justifié soit-il, et même motivé par l’intérêt général, marque le début d’un engrenage qui mène à la corruption. Parce qu’il implique secret et mensonge, l’arrangement développe chez celui qui se sent autorisé à le pratiquer une impunité qui, à terme, lui faire perdre le sens commun.
C’est ce que comprend Dormer, lié malgré lui à l’assassin par un pacte dont il ne maîtrise aucun terme. C’est en quelque sorte son double négatif et cynique. Leur lutte à mort, filmée un peu trop à la manière d’une scène de série B, reste le seul bémol de ce polar élégant et prenant, empreint d’une envoûtante torpeur hallucinée.
