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Carnet de route après la guerre (4)

Les Balkans terminent leur première année de paix après douze ans d’orage ethnique. Nos envoyés spéciaux Guillaume Dalibert et Serge Michel ont sillonné la région. Quatrième volet d’un reportage en grand format.

    Il était une fois la Yougoslavie. A l’été 1990, des bruits de bottes commençaient à agiter les républiques de la Fédération construite par Tito. La suite est connue. Sanglante, elle dura onze ans.

    De la Croatie à la Bosnie, avant le Kosovo et la Macédoine, la Yougoslavie se disloqua. Quelques centaines de milliers de victimes plus tard, les feux de la guerre et du nettoyage ethnique se sont progressivement éteints depuis août 2001, avec la fragile paix de Macédoine.

    On ne parle plus des Balkans aujourd’hui, on regarde ailleurs, vers Bagdad et Oussama. A la fin de l’année 2002, la péninsule balkanique aura terminé sa première année complète sans guerre depuis douze ans. Escapade subjective.

    Episode 1. Belgrade, Novi Pazar (Sandjak).

    Episode 2. Mitrovica, Pristina.

    Episode 3. Gracanica, sur la route de Pristina à Prizren.

Sur la route, entre Prizren et la Macédoine, après-midi du 26 octobre

Au départ de Prizren, la cité historique du sud du Kosovo, la route s’envole aussitôt vers les cimes, direction Macédoine: bienvenue au royaume de la contrebande.

C’est par ici, entre vallons escarpés et ruisseaux furieux, que transitent les convois de marchandises du syndicat du crime albanais, multinationale en plein essor, en tête de liste des priorités d’Interpol. La «marchandise» en question relève de l’inventaire à la Prévert: jeunes filles ukrainiennes, biélorusses, moldaves ou roumaines rêvant du Ballet Béjart, mais promises aux trottoirs de Milan; héroïne d’Afghanistan en provenance d’Anatolie; containers de cigarettes «noires» à destination du port de Bar, centre névralgique du trafic au Monténégro.

Bien entendu, on ne voit rien. Tout se fait de nuit, par les sentiers à mules, archaïques voies de communication balkaniques devenues les autoroutes à dope du crime globalisé.

On en est là, dans nos réflexions, en plein Kosovo albanais, bientôt en Macédoine, presque assoupi, quand la sonnerie stridente du téléphone mobile retentit. Nouveau message: «Welcome to Serbia on 063 Mobtel Serbia network!», indique le petit appareil.

Interloqués, nous nous emparons de la carte routière, coup d’œil rapide pour nous assurer de ce que nous savons déjà: la Serbie, cela fait longtemps que nous l’avons laissée derrière nous.

Seulement voilà, si le Kosovo-pas-tout-à-fait-indépendant-mais-presque utilise depuis trois ans un opérateur GSM… monégasque, il n’en va pas de même dans les enclaves serbes du Kosovo, restées fidèles au réseau de Belgrade. C’est d’ailleurs ce que nous signale la sonnerie du portable: nous venons d’entrer à Strpce-Brezovica, seule station de ski du Kosovo, et dernière enclave serbe sur la route du sud.

Comme à Gracanica la veille, ce petit morceau de Serbie au cœur du monde albanais garde intacte sa slavitude historique: églises orthodoxes, dinars yougoslaves et déprime économique. Il n’y a plus que le personnel international du Kosovo pour fréquenter les pistes de Brezovica, les Albanais ayant d’autres chats à fouetter en hiver que d’aller skier chez les derniers Serbes de la province.

Une dizaine de kilomètres plus loin, le poste frontière de Jazince signale la fin du Kosovo et l’entrée dans une autre jeune nation balkanique, la Macédoine. Ou plutôt la Fyrom (Former Yugoslav Republic of Macedonia) puisque c’est uniquement sous ce nom ridicule que ce petit pays a pu intégrer l’ONU. La Grèce bloquait tout, estimant que l’appellation Macédoine devait rester une inaliénable possession hellène!

Contrairement aux nationalistes grecs, nous insulterons modérément le Grand Alexandre, macédonien pure souche, grand conquérant devant l’éternel, en affirmant qu’à 16 heures 45 nous étions bel et bien sur le point d’entrer en Macédoine.

Le téléphone portable, lui, n’avait en tous cas pas respecté le verdict des juristes internationaux, qui avait dit ceci: «MobiMak welcomes you to The Republic of Macedonia, have a pleasant stay in our country!». Nulle part, trace de cet hideux Fyrom onusien.

Restait à traverser le no man’s land pour enfin arriver en Macédoine. Quoique «no man’s land» ne soit pas le terme le plus approprié, vu la densité d’individus l’arpentant. En effet, au fur et à mesure que les armées internationales, machines à pacifier, sont venues occuper les Balkans par strates successives depuis une décennie, les frontières se sont transformées en véritables Babel multilingues.

Ainsi, pour sortir du Kosovo à Jazince et entrer en Macédoine, le mode d’emploi est le suivant:

Tendre son passeport à un soldat du Bangladesh membre de la police militaire de l’ONU au Kosovo.

Attendre.

Tendre son passeport au collègue bulgare du soldat bengali, qui est stagiaire, et qui apprend.

Attendre.

Rouler 20 mètres.

Tendre son passeport à un douanier albanais, de la nouvelle administration des douanes kosovares instituée par l’ONU.

Attendre.

Rouler 80 mètres.

Tendre son passeport à un douanier analphabète, de nationalité macédonienne.

Précision utile: en souriant en permanence durant les différentes étapes du processus ci-dessus, il est possible de gagner vingt bonnes minutes sur l’horaire.

Tetovo (Macédoine), 27 octobre, 10 heures

Voilà une bourgade bien mystérieuse. Elle semble pauvre, et pourtant, des millions d’euros noirs coulent dans ses veines. Elle semble paisible, et pourtant c’est ici qu’a démarré l’an dernier le dernier conflit balkanique en date. Et nous allons voir que ces deux éléments, les euros noirs et la guerre, vont de pair dans la «capitale albanaise» de Macédoine.

Shefki Idrissi nous reçoit dans ses bureaux à la sortie nord de Poroj, 10 km à peine de Tetovo. Foin de bureaux, c’est un palais! Une débauche d’escaliers de marbres, une enfilade de salles de réunion.

Voilà un homme qui a vite pris le chemin de la fortune. Il est le plus gros producteur de plâtre et de crépis, dans une région en plein boom de la reconstruction. Lors de notre dernier passage dans la contrée, il tirait encore le diable par la queue pour financer son usine de plâtre et déplorait l’ingratitude des Suisses.

Comme la plupart des hommes de la région, il a travaillé 20 ans dans le bâtiment, en Thurgovie, mais ses anciens patrons n’ont pas daigné répondre à ses fax lorsqu’il leur a demandé, en 1998, s’ils voulaient investir quelques francs dans son projet.

Finalement, l’investisseur fut Autrichien. Et lorsque ce dernier a réclamé sa mise, en raison de difficultés financières, il fut immédiatement remboursé. Leur affaire s’est avérée tellement rentable que pour leur nouvelle usine de plâtre au Kosovo, deux fois la capacité de celle-ci, Shefki et son frère Kenan n’ont eu Besoin d’aucun financement extérieur. Pas plus que pour la Mercedes 320 garée devant le portail ou la petite flotte de camions qui brillent devant les «bureaux».

En février 2001, la guérilla albanaise de Macédoine a tiré ses premières balles à deux pas de l’usine. L’armée macédonienne, une fois revenue de sa stupeur, a répliqué à coups de roquettes tirées par hélicoptère. Mais l’usine de Shefki n’a pas été touchée, pas une éraflure. A 50 mètres par contre, le moulin du voisin a été aplati.

L’explication? Shefki a sans doute arrosé les deux côtés, même s’il n’en avoue qu’un seul aujourd’hui: l’UCK, dont il fut un des principaux sponsors. Et curieusement, pas seulement pour des raisons de patriotisme albanais, mais parce que les deux partis nationalistes du gouvernement de l’époque, les Albanais du PDSH et les Macédoniens du VMRO, avaient placé le pays en coupe réglée, avec un fonctionnement si corrompu que le business légal en souffrait.

Du coup l’UCK macédonienne, qui passait pour un groupe de dangereux séparatistes, apparaît comme une sorte de revanche des Albanais exclus des magouilles. Elle a d’ailleurs gagné les élections dans les régions albanaises en septembre dernier et ne devrait pas tarder à faire alliance avec les vainqueurs du côté macédonien pour former un gouvernement.

Voilà comment, dans les Balkans, on prend les armes une année et un portefeuille de ministre l’année suivante!

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Prochain épisode: un journée à Skopje, capitale macédonienne, avant de remonter au nord en direction de la frontière serbe.