C’est une histoire de milliardaire, de Prozac et de démesure, qui vient de se dérouler à Chicago. Un conte de Noël, authentique.
Une modeste revue de poésie vient de recevoir 100 millions de dollars de la part de l’unique héritière d’une firme pharmaceutique. Trouve-t-on là les ingrédients d’un beau conte de Noël, où cela relève-t-il d’une forme de perversion philanthropique?
L’histoire s’est passée récemment à Chicago. L’avocat chargé d’annoncer téléphoniquement la nouvelle au rédacteur en chef de Poetry l’aurait invité à s’asseoir avant d’en prendre connaissance. Incrédule, Joseph Parisi apprenait alors que son petit journal, qui tire à 10’000 exemplaires, venait vraisemblablement de recevoir davantage d’argent que l’ensemble des poètes réunis depuis Homère!
La généreuse donatrice est Ruth Lilly, une vieille dame de 87 ans, propriétaire de la fortune amassée par le géant pharmaceutique Eli Lilly. Dépressive, elle a vécu quasiment cloîtrée jusqu’en 1988. La firme commercialise alors son anti-dépresseur révolutionnaire: le Prozac. Ruth figure parmi les 40 millions de personnes qui ont déjà bénéficié des effets de la pilule verte et blanche.
Dans les années 70, à plusieurs reprises, l’arrière petite fille du fondateur avait envoyé, non des dollars, mais des vers à la revue Poetry qui avait toujours refusé de les publier. Une trentaine d’années s’écoule. Son amour de la poésie lui permettant d’oublier son ego blessé, la richissime héritière destine à cette même adresse quelques bribes de sa fortune. Un geste qualifié d’«Ode milliardaire à la charité» par le Chicago Tribune.
Poetry, c’est une équipe de quatre personnes travaillant dans des locaux exigus et rémunérant les poètes 2$ la ligne; soit 28$ le sonnet. Si son comité de rédaction avait à l’époque rejeté les vers de Ruth Lilly, aujourd’hui, il ne snobe pas ses dollars. «Notre existence est ainsi assurée à perpétuité», a commenté le porte-parole du mensuel lors d’une soirée célébrant à la fois les 90 ans de la publication et l’attribution du legs.
Que de bonnes choses la revue va entreprendre avec une telle somme! Améliorer la qualité du papier, introduire la couleur, augmenter le tirage, payer davantage les collaborateurs, agrandir les bureaux… Les rêves les plus fous peuvent soudain se concrétiser.
Mais attention à l’oreiller de paresse que risque de devenir cette assurance vie. L’argent de la pharmacie pourrait bien réserver quelques effets secondaires imprévisibles à la vie poétique américaine.
Dans ce petit monde, l’événement a été accueilli par un large éventail de réactions: admiration, satisfaction, envie, dédain. Voici celles de trois parmi les plus célèbres poètes actuels.
Billy Collins se montre enthousiaste: «La poésie a toujours été considérée comme la petite vendeuse d’allumettes des arts. La pauvre fillette vient juste de gagner à la loterie.» William S. Merwin y voit la preuve d’un véritable engouement pour la poésie qui n’est pas réservée à une élite mais touche tout le monde. Quant à Kurt Brown, il estime que ce don équivaut à «léguer 100 millions de dollars à son chat».
Le simple quidam réagit lui aussi. Les courriers de lecteurs des grands quotidiens se font l’écho d’un vaste débat suscité par ce cadeau jugé généralement disproportionné. Ruth Lilly aurait tout de même pu réserver son argent pour de meilleures causes (lutte contre la pauvreté et la maladie, éducation), s’indignent bon nombres de lecteurs qui, chacun à leur manière, tentent de définir ce que devrait être la philanthropie bien comprise.
Côté journalistes, Mary Gooding éditorialiste du Daily Journal, conseille au chanteur Bono de s’approcher de la richissime dame pour l’aider dans son combat contre le sida en Afrique.
Nick Paumgarten, du New Yorker, tente lui de rassurer les bénéficiaires en état de choc. «Il y a des choses que vous pouvez faire avec 100 millions de dollars qui vous donnent l’impression que ce n’est finalement pas tant que ça.» Des exemples? L’achat de l’équipe des «Boston Red Sox», une douzaine d’épisodes de «Friends», la moitié seulement d’un jet F-22 Raptor.
Et puis, United Airlines ne perd-elle pas cette somme en deux semaines?
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Il y a un conte de Noël bis. Ruth Lilly vient en effet de récidiver en donnant 120 millions de dollars à Americans for the Arts.
