A partir de ses onze films préférés, notre chroniqueuse observe les grandes tendances du millésime cinématographique 2002.
«Irréversible» de Gaspar Noé a-t-il été un film important ou seulement un scandale sans lendemain? «Huit femmes» de François Ozon mérite-t-il de concourir pour l’Oscar du meilleur film étranger? «Road To Perdition» valait-il vraiment l’appellation de chef d’oeuvre?
Il faut laisser le temps s’écouler pour mesurer à leur juste amplitude les émotions vécues des mois auparavant. Les fins d’année se prêtent à merveille à ce type d’exercice.
Alors non, tout bien réfléchi, «Irréversible» n’est pas un film courageux. Ce n’est pas l’«Orange mécanique» du XXIe siècle, seulement un navet maniériste, détestable, homophobe, complaisant, qui fait l’éloge des mères pour mieux salir leurs filles, toujours trop aguicheuses.
Evidemment, «Huit femmes» mérite de figurer parmi les films retenus pour l’Oscar du meilleur film étranger, ne serait-ce que pour son casting de prestige, son glamour si français et son esprit Star Academy de luxe.
Oui, «Road To Perdition», vision puritaine et hypocrite de la paternité, a été surévalué par la critique comme d’ailleurs le précédent film de Sam Mendès, «American beauty».
Je n’ai eu aucune difficulté à établir la liste des dix meilleurs longs métrages de l’année. J’ai même dû, tant le choix était difficile, négocier l’entrée d’un onzième, comme au football. Preuve que 2002 fut une année plutôt riche. Une chose m’a frappée après avoir établi cette liste: elle est composée essentiellement de cinéastes confirmés – Altman, Allen, Cronenberg, Polanski, Spielberg – qui ont réussi cette année, soit à renouveler leur travail, soit à le porter à son point d’incandescence.
Autre observation, les onze films retenus se font écho comme s’ils avaient des affinités secrètes, comme si derrière chacun d’eux se révélait une tendance plus générale, comme si certains grands thèmes de ce début du XXIe siècle avaient trouvé à se cristalliser au cinéma. Rapide tour d’horizon en 7 mots clés.
Perdre la vue
Dans «Hollywood Ending», Val Waxman, un cinéaste intello et hypocondriaque (Woody Allen) perd la vue au moment de tourner le film qui devrait lui permettre de renouer avec le succès. Nécessité fait loi, cécité aussi: c’est donc à l’aveugle que Val va diriger son film. Charge irrésistible contre Hollywood et son absence de regard, «Hollywood Ending» dit, avec légèreté et drôlerie, que l’on peut perdre la vue et continuer à faire des films à des gens qui, de toute manière, ne les regardent pas.
John Anderton, le héros de «Minority Report» (Tom Cruise) a lui aussi des problèmes avec les yeux, lesquels sont devenus en 2054, date à laquelle se déroule l’histoire, plus fiables que n’importe quelles empreintes digitales. Dans l’univers décrit par Spielberg, l’oeil sert d’avantage à être regardé qu’à regarder – nous sommes dans une société de contrôle et non plus de plaisir. Pour échapper à Big Brother, John doit changer d’yeux (changer Dieu!) comme Spielberg a changé les siens en adaptant le roman de Philip K. Dick.
Pour la première fois de sa carrière, l’enfant prodige du cinéma américain, celui qui a cru que le septième art détenait un pouvoir de résurrection (depuis «Jurassic Park», les dinosaures sont devenus nos petits amis domestiques), celui qui nous en a mis plein les yeux avec ses effets spéciaux et ses créatures imaginaires, Steven Spileberg, donc, dit qu’il faut se méfier des images, qu’elles peuvent être dangereuses, creuses et mensongères. «Minority Report», film complexe et beau, désenchanté et compassionnel, est probablement son chef-d’oeuvre.
Perdre la tête
C’est la famille qui rend fou! Dans «Photo obsession», de Mark Romanek, Sy Parrish (Robin Williams), homme effacé et solitaire qui dirige le laboratoire photo d’un grand centre commercial américain, commence à péter les plombs quand il découvre sur les clichés qu’il développe une scène d’adultère. Il reconnaît le mari d’une de ses clientes dans les bras d’une autre. Cette image lui ramène son passé d’enfant abusé à la figure et déclenche «un passage à l’acte» des plus étranges.
C’est aussi parce que petit garçon il n’a pas supporté que sa mère, figure idéale, aime charnellement son père que «Spider» a commencé à glisser dans la folie et à s’inventer une biographie qui le déculpabilise. Dans le film de Mark Romanek comme dans celui de Cronenberg, le malade mental répare symboliquement sa douleur par les images – le discours de Sy sur la photo est très pertinent – et par la mise en scène de son roman familial.
Perdre conscience
Les deux plus grands films d’amour de l’année commencent par une scène d’accident qui donne le héros pour mort. Si la jeune danseuse de «Hable con ella» d’Almodovar reste dans le coma presque tout le film, suscitant chez l’infirmier qui s’en occupe des sentiments amoureux aussi triviaux qu’idéalistes, «L’Homme sans passé» de Kaurismaki profitera de son état d’amnésie pour réinventer un nouvel Eden, évangélique mais laïc, basé sur la solidarité. Faut-il avoir frôlé la mort pour repenser sa vie en terme d’amour et de don? Ou est-ce parce que tout est déjà perdu que la grâce peut advenir? Chez Aki Kaurismaki comme chez Pedro Almodovar, le mélodrame est lyrique mais pudique; les sentiments d’autant plus forts qu’ils s’expriment dans une sorte d’infra langage. «Hable con ella» comme «L’Homme sans passé» se déploient à partir d’un scénario improbable, irréaliste; c’est la part d’utopie revendiquée autant par l’Espagnol que par le Finlandais. Oui, le cinéma sert aussi à explorer de nouveaux mondes.
Films de solistes
«Spider» de David Cronenberg est entièrement construit autour de son héros (génial Ralph Fiennes), à la fois acteur, auteur et metteur en scène de son propre drame. Tout ce que l’on voit, on le voit par ses yeux ou son cerveau malade. Rien n’est fiable, mais tout est vrai puisqu’il l’éprouve ainsi.
Avec «Le Pianiste», Roman Polanski procède de la même manière: s’en tenir au strict point de vue, partial et partiel, de son personnage principal qui partage au moins un point commun avec celui de Cronenberg: s’animaliser au fur et à mesure de leurs souffrances. La puissance de cette adaptation de l’autobiographie de Wladyslaw Szpilman tient à cette rigueur, mais aussi à la fluidité de la mise en scène, frontale et directe. Reconnus pour être des inventeurs de formes, des stylistes de génie, Cronenberg et Polanski ont abandonné tout effet spécial, toute signature trop évidente, pour réaliser deux films d’une immense sobriété, d’une pureté bouleversante. Ce sont paradoxalement leurs oeuvres les plus personnelles et les plus poignantes.
Films chorales
L’excellente surprise de l’année, celle à laquelle personne ne s’attendait s’appelle «Lantana» de l’Australien Ray Lawrence, soit un polar à dix personnages, presque tous égaux. Mais l’enquête policière se double d’un très beau portrait de groupe, des quadragénaires pour la plupart, confrontés à leurs problèmes de couple, d’infidélité, d’amour difficile, d’orgueil blessé et de premiers signes de vieillissement. Dans l’exercice du puzzle, du casting réussi et de la direction d’acteurs, Ray Lawrence fait preuve d’une maîtrise presque similaire à celle de Robert Altman, spécialiste du film chorale. Il en a d’ailleurs donné un exemple éblouissant cette année avec «Gosford Park», étude de moeurs pirandellienne d’une perversité délicieuse.
Le renoncement à la violence
«Lantana» commence par une scène de découverte de cadavre dans un buisson. On imagine le pire. «Photo obsession» montre un détraqué, armé de son appareil photo et d’un couteau de cuisine, en train de soumettre un couple d’amants adultères à la torture. On imagine le pire. Dans «Minority Report» on voit Tom Cruise, le coeur soulevé par la haine, vouloir régler son compte à l’assassin de son fils. On imagine le pire. Le pire n’aura pas lieu.
Comme si l’industrie du cinéma mondial avait pressenti le rapport de Blandine Kriegel sur la violence à l’écran, aucun des trois films précités ne joue cette carte là. Violence mentale, certes, mais aucun geste physique. Mieux, au lieu de flatter la tendance sécuritaire, réveiller la peur de l’Autre ou d’aiguiser la tendance «tolérance zéro», Ray Lawrence, Mark Romanek et Spielberg démonte cette mécanique paranoïaque qui voudrait que le pire soit toujours sûr et qu’il faille s’en protéger. Il y a d’autre cause de mortalité que l’assassinat et d’autre manière de réparer ses douleurs que de trucider son voisin.
Le retour au lyrisme
Il est amorcé de manière claire par le seul film de ce classement à mettre en scène un personnage féminin: Ariane Ascaride dans «Marie-Jo et ses deux amours», vaudeville brueghelien en pleine cité phocéenne. Le bonheur et le malheur de l’amour est tout entier contenu dans ce mélodrame populaire qui donne de la dignité à la femme adultère, au mari trompé et à l’amant amoureux. Pour insuffler un peu plus de lyrisme encore à cette fresque amoureuse inspirée par les peintures de Cézanne, Bonnard, Matisse, Robert Guédiguian ose les musiques les plus contrastées: de France Gall au Requiem de Mozart.
Lyrisme encore avec l’oeuvre cinématographique de Matthew Barney, «The Cremaster cycle», actuellement exposée au Musée d’Art moderne de Paris – jusqu’au 5 janvier. Et comme cet artiste contemporain, mari de Björk, est la nouvelle grenouille météorologique en matière de tendances artistiques, il est à parier que ce début du XXIe siècle sera lyrique ou ne sera pas.
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La sélection 2002 de Marie Rossinière par ordre alphabétique:
1. «Gosford Park», de Robert Altman
2. «Hable con ella», de Pedro Almodovar
3. «Hollywood Ending», de Woody Allen
4. «L’Homme sans passé», d’Aki Kaurismäki
5. «Lantana», de Ray Lawrence
6. «Marie-Jo et ses deux amours», de Robert Guédiguian
7. «Minority Report», de Steven Spielberg
8. «Photo Obsession», de Mark Romanek
9. «Le Pianiste», de Roman Polanski
10. «Spider», de David Cronenberg
11. L’oeuvre cinématographique de Matthew Barney, «The Cremaster cycle»
