Dix ans après l’effondrement du mur de Berlin, la chute de Bologne scelle définitivement la fin du cycle politique ouvert en 1903 avec la fondation par Lénine du parti bolchevique. Bologne fut des années durant – depuis 1945 – le symbole du socialisme réel à l’italienne, bastion du PCI qui sut en faire la vitrine de son projet politique: gestion municipale, urbanisme, infrastructures sociales, coopératives, entreprises, tout à Bologne affichait sobrement le «buongoverno» communiste dans un pays abandonné au «malgoverno» de la démocratie-chrétienne. Bologne était naturellement rouge, comme les pierres de ses maisons. Et les intellectuels militants de l’Europe entière défilaient dans la ville pour puiser l’inspiration révolutionnaire aux sources vives du communisme à l’italienne.
Je me flatte d’avoir fait moi aussi ce pèlerinage au début des années 60, alors que le PCI de Togliatti – «le plus fort d’Occident»! – chevauchait la vague antistalinienne déclenchée par Khrouchtchev au XXe congrès du PCUS en 1956. J’ai savouré les discours incroyablement habiles de Togliatti, les fines analyses de son dauphin Achille Occhetto, mais j’ai aussi vu les armées de bureaucrates qui faisaient tourner la machine, le nez vissé sur leur plan de carrière et le maintien de leurs privilèges.
Les bureaucrates de Bologne! Comment les oublier? Joviaux, ouverts et sympathiques, ils avaient l’élégance innée du bourgeois italien, le discours contourné du dialecticien formé dans les écoles du parti, mais, avec ça, l’aplomb du macho qui ne se salira jamais les mains à laver une assiette, qui gardera ses filles sous clé et sa femme à la maison. Toujours prêts à jouer les anticléricaux, ils étaient aussi les premiers à se marier à l’église et à baptiser leurs enfants, au cas où… Cela ne coûte rien et représente toujours un passeport pour l’éternité!
En 1964, Togliatti mort et dûment enterré par une retentissante oraison funèbre de Jean-Paul Sartre, les communistes italiens – comme les communistes du monde entier – commencèrent à se diviser en une quantité de courants, sous-courants, sectes et sous-sectes qui firent bouillir la marmite des années 1968 et suivantes. Mais les bureaucrates de Bologne, à force d’ingéniosité, d’opportunisme et peut-être bien, malgré tout, d’un peu de vaillance parvinrent à se maintenir au pouvoir envers et contre tous. L’Italie tremblait sur ses bases qu’eux se dressaient, impavides, au milieu des tempêtes!
Comme j’écris ces lignes, je me demande vraiment quelle impression cela va leur faire aux bureaucrates de Bologne, demain ou après-demain matin, quand après 54 ans de règne incontesté, ils vont devoir vider les tiroirs de leurs bureaux et céder la place aux sbires de Berlusconi. Y en aura-t-il un capable d’esquisser l’embryon d’une autocritique? Ce n’est pas sûr.
Passés du PCI à la DS (démocrates de gauche) après de pittoresques contorsions au cours de ces dernières années, les bureaucrates de Bologne ont fini par devenir aussi révolutionnaires qu’un député radical de la Broye vaudoise. Je ne pense pas que leur départ du pouvoir changera beaucoup de chose. Mais il pose une question, LA question: que faire pour mieux faire?