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«Contredire Bush, c’est prendre le risque de se faire traiter d’anti-patriote»

John R. MacArthur, éditeur de la prestigieuse revue Harper’s, fustige la pensée unique de la presse américaine depuis le 11 septembre.

La presse nationale américaine a curieusement ignoré pendant des mois les mouvements anti-guerre aux Etats-Unis, les taxant au mieux de marginaux, au pire d’antipatriotes voire de stalinistes. Il a fallu attendre la grande manifestation du 18 janvier à Washington pour qu’elle s’intéresse enfin à ces groupes qui ratissent pourtant large et ne sont pas – et de loin – qu’une bande de commis de Marx et Staline.

John R. MacArthur, éditeur de Harper’s Magazine, prestigieuse revue politico-littéraire de New York et auteur de «Second Front: Censorship and Propaganda in the Gulf War», analyse pour Largeur.com l’aveuglement de la presse américaine.

Comment expliquez-vous que l’opposition à la guerre, pourtant importante aux Etats-Unis, soit si peu relayée dans la presse?

Les éditeurs ont peur. Depuis le 11 septembre, le président maintient qu’une guerre contre l’Irak fait partie de la croisade mondiale contre le terrorisme. Le contredire, c’est prendre le risque de se faire traiter d’anti-patriote. Les plus téméraires disent «si l’ONU soutient la guerre, nous la soutenons». Ce qui est grave, car on ne se pose même plus la question entre guerre et paix, mais uniquement celle de savoir si on y va seul ou avec l’ONU. Du coup, personne n’analyse les vrais motifs de Bush, comme le pétrole et le pouvoir. Cette administration a l’intention de redessiner tout le Moyen Orient.

Pourquoi n’y a-t-il pas plus de remise en question?

La presse est fondamentalement conservatrice. Les patrons de presse sont tous PDG de sociétés cotées en bourse qui doivent rendre des comptes à leurs actionnaires, pas à leurs lecteurs. Ce ne sont plus des vrais hommes de presse mais des hommes d’affaires. Le dernier grand patron de presse était Ted Turner, fondateur de CNN. En 1991, il est resté à Bagdad contre l’avis du Pentagone. Et même si c’était par orgueil, c’était la bonne décision.

Les autres patrons ont agi comme des bureaucrates, en se barrant. Il y a 20 ans, on pouvait citer au moins vingt noms dominant la presse, aujourd’hui on ne sait plus qui gère les médias, qui décide de la politique éditoriale de AOL-Time Warner, par exemple, qui possède pourtant Time Magazine, Fortune ou CNN.

Les patrons c’est une chose, mais que dire des journalistes?

A Washington, on fait carrière en obtenant des fuites du gouvernement. Les journalistes sont devenus des plombiers. Quand leur seau est plein, ils le déversent dans le journal. Il y a de moins en moins de journalistes qui vont chercher leurs informations.

C’est un cercle vicieux: moins on est critique, plus on obtient de fuites. Et comme leurs patrons les félicitent pour leurs soi-disant «scoops», ils continuent à attendre leurs infos à côté du téléphone plutôt que de prendre le risque de se couper de leurs sources.

Vous avez des exemples?

Ils abondent: mon préféré est celui de la conférence de presse de la Maison Blanche en septembre citant un rapport de l’AIEA (agence internationale de l’énergie atomique) selon lequel Saddam était à six mois de produire une bombe atomique. Il a fallu attendre trois semaines pour qu’un journaliste, ironiquement du Washington Times (proche de la Maison-Blanche, ndlr) appelle Vienne où on lui dit il n’y a jamais eu un tel rapport. Mais des millions de téléspectateurs avaient entendu la remarque de Bush. Pareil pour la rencontre entre Mohammed Atta (le cerveau du 11 septembre) et le diplomate irakien à Prague. Plusieurs journalistes ont essayé de démontrer que cette rencontre n’a jamais eu lieu, mais il a fallu attendre la déclaration du président tchèque Vaclav Havel pour mettre fin à ce mensonge. Cela a pris un an.

Que dire alors de la grande tradition de rigueur de la presse américaine?

Cette tradition de rigueur a existé pendant une quinzaine d’années après l’époque du Watergate et du Vietnam, quand les journalistes et l’opinion publique ont compris que le gouvernement leur mentait sans arrêt. C’était l’époque des grands scoops de Seymour Hersh, le plus grand enquêteur de notre époque, sur la CIA. Il avait donné l’exemple. Des centaines de jeunes comme moi se sont lancés dans le journalisme espérant mener des enquêtes qui changeraient la politique de l’Amérique. C’était une croisade. Mais on a été rudement freiné sous Reagan. Tout à coup, les PDG des grands médias, même Katherine Graham (la grande papesse du Washington Post, ndlr) nous ont dit parfois subtilement, parfois clairement, qu’il fallait cesser de bousculer le pouvoir.

Quelle est la position de Harper’s sur l’Irak?

Dès le départ, Harper’s a soupçonné Bush de mener une politique favorable à ses amis de l’industrie pétrolière tout en prétendant lutter contre le terrorisme contre lequel il ne sait d’ailleurs pas quoi faire. On préfère leurrer les Américains en leur faisant croire qu’on les protège, alors que dans le même temps on va se saisir des réserves de pétrole irakien. On oublie de leur dire par exemple que l’Arabie saoudite n’est pas stable, que la monarchie peut être renversée d’un jour à l’autre par des fondamentalistes et que nous avons donc besoin d’une autre source de pétrole.

Que vous ont valu ces prises de position?

(Rires). Nous vendons mieux au numéro. C’est la preuve que les gens ont besoin de lire autre chose. Pourtant nous ne sommes pas des idéologues. Mais le simple fait d’être en opposition avec l’administration fait de vous un subversif. Dernièrement, j’étais l’invité de l’émission «60 minutes» (le plus important newsmag télévisé aux Etats-Unis sur CBS, ndlr), ils ont subi des pressions de la Maison Blanche qui a essayé de faire annuler la diffusion, en les menaçant de ne plus leur donner d’infos. L’émission a passé.

La liberté de la presse est-elle menacée aujourd’hui aux Etats-Unis?

La liberté de la presse n’est pas menacée directement par le gouvernement, elle est menacée par l’autocensure. Il nous faut plus d’éditeurs, plus de diversité, car les médias appartiennent à quatre ou cinq groupes pour la presse écrite et trois ou quatre pour la télévision.