CULTURE

Un conte de fées pour garçons

Spielberg s’offre un retour dans les sixties avec l’irrésistible «Catch Me If You Can». Le personnage de Nathalie Baye, maman de DiCaprio, y incarne tous les défauts que l’Amérique reproche actuellement aux Français: ingratitude, insouciance et lâcheté.

«Catch Me If You Can», comédie policière étincelante de Steven Spielberg, défend une morale illustrée par la fable que Frank Abagnale senior (Christopher Walken, splendide loser fêlé) raconte à Frank Abagnale junior (Leonardo DiCaprio): deux souris tombent dans un pot de crème. La première se noie; la seconde se débat tant et si bien qu’elle finit par transformer la crème en beurre. Ainsi se sauve-t-elle du naufrage.

Hymne à l’improvisation, à la transformation, à l’illusion comme rempart à la mort, «Catch Me If You Can» rayonne de la même lumière que son juvénile héros: un charme à la fois enfantin, roublard, virevoltant et mélancolique.

Le charme, c’est bien la clé de la réussite de Frank Abagnale junior, escroc de haut vol, qui peut changer d’identité et de métier en quelques heures, tour à tour copilote, avocat, chirurgien. C’est au charme que ce bonimenteur surdoué et précoce – il n’a que seize ans quand il commence dans le métier – finit par amadouer le flic (Tom Hanks à la banalité presque inquiétante) qui le poursuit inlassablement de continent en continent. Et c’est au charme aussi qu’il convainc le spectateur que ses malversations et déguisements ne sont que l’expression de sa fantaisie, une façon de prolonger son enfance, l’essence même du spectacle et du cinéma.

L’escroc imaginé par Spielberg n’est pas un voleur en gants blancs mais un metteur en fête permanent; c’est moins l’appât du gain qui le motive que la splendeur du show qu’il propose, dont il est aussi le spectateur ébahi: comment ai-je bien pu réussir un tour pareil!

Dans une note d’intention, Spielberg disait qu’il voulait avec «Catch Me…» retrouver l’esprit des films comme «L’Arnaque» ou «Butch Cassidy et le Kid», où le public se prend d’affection pour les criminels. C’est pleinement réussi!

Leonardo DiCaprio est adorable, terriblement attachant, joyeux, d’une classe bluffante, tchatcheur comme Jamel, élégant comme James Bond (avec un peu de musculation, il pourrait même prétendre un jour incarner le héros de Ian Flemming); il a tous les âges, tous les masques et toutes les sincérités. C’est son meilleur rôle depuis «Titanic.»

Dans son autobiographie, Frank Abagnale révélait que son goût de l’argent venait de son besoin de séduire les filles. Spielberg – qui n’a jamais vraiment su filmer des scènes de séduction et de désir – donne une autre clé d’interprétation au comportement compulsif de Frank junior: le divorce de ses parents, dont on sait qu’il a aussi été un des événements marquants de la vie du réalisateur de «E.T.». C’est pour réconcilier ses parents, réparer la faillite du père, imprimeur traqué par le fisc, pour que celui-ci puisse reconquérir sa femme, une Française qu’il a arrachée à son village de Montrichard (sic) à la fin de la seconde guerre et qui le lâche à la première adversité, que Frank Abagnale junior apprend à devenir riche.

La mère de Junior, parlons-en! A elle seule, elle incarne tous les vices dont les Américains affublent actuellement les Français: fumeuse, infidèle, coquette, inconsciente, ingrate, lâche – comme quoi la légende précède souvent l’événement.

Le plus amusant dans l’affaire, c’est que son fils, qui pourtant désapprouve son comportement, lui ressemble beaucoup: comme sa mère, Frank évacue ses pulsions dépressives par l’illusion de l’argent et de la grande vie. Comme elle, il est trop fragile pour être honnête et trop fantasque pour rester dans le rang.

S’il existe des films qui consolent les petites filles de ne pas être des princesses, «Catch Me If You Can» console les petits garçons de ne pas être des superhéros, et leur père non plus. Spielberg invente en quelque sorte le conte de fées pour garçons, avec un monde magique rempli de panoplies, déguisements, accessoires de grands, uniformes à galons, hôtesses de l’air etc..

Le plaisir que distille «Catch Me If You Can» tient en grande partie à son artifice assumé. Les scènes d’escroquerie n’ont aucune valeur documentaire. D’ailleurs Frank Abagnale junior apprend ses nouveaux métiers en regardant la télévision: pour s’improviser avocat, par exemple, il se gave d’épisodes de «Perry Mason»! Les scènes de cette comédie d’aventures se dénouent comme se terminent des tours de magie: on a rien vu passer mais on jouit de s’être fait avoir! L’escroc ne livre aucun secret de fabrication; il est artiste, grand manipulateur, magicien sans scrupule. Le principe est le même que pour les James Bond: vitesse, surprise, élégance. A l’image du générique du film, stylisé et drôle, bien dans l’esprit divinement frivole des années soixante.

A côté du monde du spectacle et de l’illusion (images stylisées et couleurs chaudes, or, jaune, orange), il y a le monde des gens honnêtes et droits (des camaïeux de vert-glauque-gris), incarné par le commissaire Hanratty. Sa silhouette légèrement bedonnante, son chapeau de fonctionnaire du XIXe sicèle et son sourire crispé laisse penser qu’il n’a pas fait le choix de l’honnêteté; il y a été contraint parce qu’il ne pouvait pas faire autrement – abuser son monde par exemple.

Figure de perdant éternel, il passe une bonne partie du film à courir derrière l’escroc de génie sans jamais le rattraper. C’est pourtant lui qui décidera du destin de Frank Abagnale junior. Lui le flic? Non, lui le père de substitution – plus le père de sang disparaît, plus le père de loi se renforce. C’est devant lui que s’incline le jeune Arsène Lupin, devenant à son tour, à l’image de ce nouveau papa, agent du FBI préposé au service des faux. Triste fin? Pas plus que la prison qui l’attendait…. Ce d’autant que Frank Abagnale junior va gagner beaucoup d’argent, et le plus honnêtement possible, grâce à sa nouvelle activité. Comment? Via les copyright de son invention: un système de sécurité qui permet aux banques de se protéger de gens comme lui.

La fantaisie du voleur aura finalement eu raison de l’esprit de sérieux du flic. La fin de «Catch Me…» se révèle relativement immorale. Jusqu’au bout, le bonimenteur de génie, le falsifateur de chèques, l’improvisateur de sa propre vie aura suivi l’injonction paternelle: être la seconde souris de la fable, celle qui transforme la crème en beurre et la fonction d’état en mine d’or.