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«The Hours», un film (trop) parfait

A toutes les étapes de sa fabrication, «The Hours» est un film parfait: scénario du dramaturge anglais David Hare adapté d’un roman considéré comme un chef-d’œuvre («The Hours» de Michael Cunningham); trio d’actrices incomparable, à la fois stars, comédiennes et femmes indépendantes; jeune réalisateur sensible et lyrique, soucieux du public comme en témoigne le succès de «Billy Elliot»; le tout emballé par une des plus grandes figures de la littérature du XXe siècle, Virginia Woolf.

Difficile d’imaginer projet plus prestigieux, plus incontestable. Pourtant quelque chose cloche qui tient précisément à toutes ces qualités. Comme un premier de classe un peu maniéré, «The Hours» nous tire en permanence par la manche pour nous monter combien il sait tout bien faire.

Trois femmes, vivant à des époques différentes, reliées entre elles par la puissance sourde d’un texte, voilà le thème de «The Hours», qui débute par un suicide. Dans un cottage de la banlieue londonienne, dans les années vingt, une femme écrit ses dernières lettres, sort de chez elle, remplit ses poches de gros cailloux et s’enfonce dans l’eau de la rivière jusqu’à en être recouverte.

Cette femme longue et maigre, sans âge, au nez proéminent, c’est Nicole Kidman, méconnaissable, jouant Virginia Woolf. Pour cette interprétation impressionnante et toute en finesse — mais un peu répétitive toutefois –, l’actrice australienne a reçu l’Oscar de la meilleure actrice.

A-t-on récompensé sa performance, son courage à s’enlaidir ou son nez postiche? Car c’est un peu le problème de «The Hours», une manière de sur-signifier le détail.

Avant de la voir s’enfoncer dans les eaux tumultueuses de la rivière, Virginia écrivait «Mrs Dalloway», dont la première phrase est: «Mrs Dalloway dit qu’elle se chargerait d’acheter les fleurs.» Cette phrase, Stephen Daldry en fait aussitôt un leitmotiv visuel, une rime cinématographique, inaugurant ce qui deviendra un des principes récurrents de «The Hours»: le montage parallèle et son crescendo lyrique. Une fois seulement ces lignes de vies se recouperont, précipitant le film vers sa conclusion (provisoire).

Première rime visuelle donc. Nous sommes à New York en 2002, avec Clarissa (Meryl Streep, épatante en femme frôlant la crise de nerfs), éditrice à succès vivant avec une autre femme. Le soir même, elle organise une party en l’honneur de Richard, peut-être l’amour de sa vie, un écrivain malade du sida (Ed Harris, caricatural). C’est lui qui a surnommée sa vieille amie Mrs Dalloway en raison de son incapacité à accepter la réalité. Dès sa première apparition à l’écran, Clarissa fait ce qu’écrit Virginia Woolf, «elle dit qu’elle se chargerait d’acheter les fleurs.»

Un bouquet de roses jaunes nous mène ensuite dans la banlieue de Los Angeles, en 1951, chez la troisième héroïne de «The Hours», Laura (Julianne Moore, d’une tristesse inquiétante). Mère au foyer gravement déprimée, cette femme absente d’elle-même découvre en lisant «Mrs Dalloway» que l’on peut faire le choix de mourir plutôt que de vivre. Et ce malgré un petit garçon qui l’adore (impossible de ne pas s’en rendre compte tant Stephen Daldry insiste sur les regards suppliants de l’enfant) et un mari tellement aveuglé par l’amour qu’il ne voit même pas que sa femme s’ennuie.

Si cette rime florale est pertinente, surprenante, installant un beau climat mélancolique, d’autres relèvent du strict procédé: une actrice ouvre la porte tandis qu’une autre, des années après, la ferme. Il arrive, quand on a saisi le principe du «jamais deux sans trois», d’attendre avec une certaine impatience ce qui viendra ensuite: comment Clarissa négociera-t-elle le thème du suicide, commun aux deux autres héroïnes? Quand embrassera-t-elle une autre femme comme Virginia et Laura l’ont fait avant elle?

Le principe, plaisant et attractif, finit par verrouiller le scénario, à le rendre artificiel, à le mécaniser. Effet renforcé par l’omniprésence de la musique, par ailleurs somptueuse de Philipp Glass, qui sur-exprime la construction sérielle du film.

Qui sont Virginia, Laura et Clarissa? Des femmes en quête d’affranchissement, y compris d’elles-mêmes, des dépressives chroniques tiraillées par la frustration et la culpabilité. Prises par leurs chimères, elles rêvent le bonheur plutôt que de le vivre, se trompent sur sa définition même, mais trouveront à se réconcilier avec leurs désirs les plus intimes en faisant l’épreuve de la violence.

Au-delà de ces critères psychologiques, Virginia, Laura et Clarissa forment une entité littéraire: la romancière, la lectrice et le personnage. C’est ainsi qu’elles partagent les mêmes voix intérieurs, les mêmes sensations, regrets et désespoirs.

C’est la belle idée du film et surtout du livre de Michael Cunningham: engendrer à partir d’un personnage de roman, Mrs Dalloway, d’autres personnages de roman, et créer entre eux des affinités électives, un réseau d’échos serrées et intimes, une sorte de gémellité de papier.

«The Hours» dit la puissance du livre, sa capacité à produire de la «vraie vie». Stephen Daldry hésite précisément à la laisser entrer dans sa mise en scène, plus virtuose qu’organique. Voilà la faiblesse du film, bien dissimulée sous sa perfection formelle.