On dit souvent que les technologies de communication, et en particulier le Net, représentent un outil puissant de démocratisation du monde. Que si la télévision par satellite a fait tomber le mur de Berlin, l’internet fera tomber les gouvernements totalitaires chinois ou cubains.
Un livre intitulé «Open Networks, Closed Regimes», récemment publié aux Etats-Unis, veut démentir cette idée pourtant répandue. L’enquête des auteurs Taylor Boas et Shanti Kalathil conclut même l’inverse: l’internet permet de contrôler les populations, et ne représente donc pas une menace sérieuse pour les régimes autoritaires.
«Penser que l’on ne peut pas contrôler le Net est une idée reçue, explique Taylor Boas à Largeur.com. Ce n’est pas ce que nous avons trouvé au cours de notre enquête.» Avec son collègue, doctorant en sciences politiques à l’Université de Berkeley, il a étudié la situation de huit pays: Arabie Saoudite, Birmanie, Chine, Cuba, Égypte, Émirats Arabes Unis, Singapour et Vietnam.
Le cas du cyberdissident Huang Qi, condamné hier à cinq ans de prison ferme par les autorités de Pékin, lui donnera sans doute raison. Cet informaticien de 40 ans était l’animateur du site www.6-4tianwang.com, qui listait les personnes disparues, opposants politiques, nationalistes ou adeptes du Falungong.
Le contrôle réel du gouvernement chinois sur l’internet s’exerce le plus souvent de façon indirecte. Liée par ses accords avec l’Organisation mondiale du commerce, et engagée dans une politique de libéralisation économique, la Chine a recours à une gamme de stratégies qui vont du contrôle du contenu (blocage de Google par exemple) aux mesures légales ou indirectes. Les cybercafés comme les fournisseurs d’accès sont tenus pour responsables de ce que font leurs clients. Et les punitions exemplaires (auxquelles médias et gouvernement font toute la publicité voulue), comme l’emprisonnement de Huang Qi, servent à alimenter l’autocensure généralisée.
A l’inverse, le gouvernement cubain a choisi un modèle qui consiste à «accorder le droit d’accès presque exclusivement aux institutions plutôt qu’aux individus», peut-on lire dans «Open Networks, Closed Regimes». A ces institutions d’exercer ensuite le contrôle.
L’internet peut certes faciliter l’organisation de campagnes internationales d’opposition, mais Taylor Boas ne constate pas d’impact déterminant. Dans le cas de Cuba par exemple, «il ne s’agit pas d’un changement qualitatif fondamental. L’internet permet une organisation un peu plus efficace», mais il compte moins que la présence du lobby cubain à Washington, selon l’auteur.
A l’intérieur du pays, l’impact positif pour l’opposition est généralement très limité pour au moins deux raisons: le réseau est réservé aux élites et ceux, individus comme institutions, qui y ont accès se gardent bien, pour le conserver, de courir trop de risques.
«Nous faisons une distinction entre contrôle parfait de la technologie, le cas où personne ne peut faire quoi que ce soit, et le contrôle effectif, poursuit Taylor Boas. Les régimes autoritaires n’ont pas besoin d’un contrôle parfait.» Car ceux qui passent entre les mailles du filet ne sont généralement pas très dangereux.
Les deux auteurs vont encore plus loin quand ils montrent que les régimes autoritaires peuvent parfaitement tirer parti de l’usage de l’internet. Singapour est devenue un modèle de gouvernement électronique. «De nombreux pays, aussi bien démocratiques qu’autoritaires, s’efforcent de suivre cet exemple», écrivent-ils.
Cuba, qui limite pratiquement l’accès aux institutions et aux entreprises étrangères, a créé dès le début des années 90 un réseau baptisé Infomed afin de connecter les centres médicaux et permettre au personnel de consulter journaux électroniques et banques de données. Un tel réseau contribue à l’amélioration du service et, indirectement à la satisfaction du public, ce qui sert le régime.
Le commerce et la propagande sont également servis. Une présence sur la toile permet au gouvernement d’attirer les touristes, vitaux pour l’approvisionnement en devises, «et de présenter au monde sa version des faits», ajoute Taylor Boas. Par example, tout internaute peut lire Granma, l’organe officiel du PC cubain.
«L’internet n’est pas en soi une menace pour les régimes autoritaires, concluent Boas et Kalathil. Plutôt que le coup de grâce de l’autoritarisme, la diffusion globale que permet l’internet représente à la fois une opportunité et un défi pour les régimes autoritaires.» Les chantres de la démocratie qui en ont fait une recette miracle se trompent.
Nous trompons-nous donc, à notre tour, sur la nature de l’internet? Pas forcément, mais on a sûrement tort d’en garder une image immuable. «La technologie initiale avait été conçue pour rendre difficile tout contrôle central, mais elle reposait aussi sur une grande flexibilité, ajoute Taylor Boas. Des éléments de contrôle ont pu être ajoutés au cours du développement du réseau, à chaque innovation et avec chaque nouveau service.»