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Un texte qui donne réellement naissance à l’Europe

Je viens de lire le projet de constitution européenne. Il m’a fait tiquer, il m’a aussi profondément ému. Et pourtant, il y a quelques mois…

Pourquoi le cacher? Depuis quelques mois, mes convictions européennes somnolaient dans un bain de résignation morose et désenchantée.

L’habileté des manigances étasuniennes dans leur œuvre de division entre vieille et nouvelle Europe, les gesticulations néo-gaulliennes d’un Chirac plus préoccupé de son image que de la bonne cause, les sauts de cabris d’un Tony Blair déguisé en chef du fan-club bushien, l’élargissement à l’Est vécu de manière mercantile et purement matérielle par les populations concernées, tout contribuait à transformer le rêve européen en cauchemar néo-libéral libre-échangiste.

Le fric! Voilà à quoi tendait à se réduire cette Union européenne que l’on présentait hier encore comme la formidable tentative de construction volontaire d’un espace de paix et de culture dans un monde déchiré par la misère et les guerres.

La déprime donc, additionnée de mauvaise humeur. Jusqu’à hier soir quand j’ai lu le projet de constitution européenne élaboré sous la houlette de Valéry Giscard d’Estaing et publié par Le Monde.

Dès le préambule j’ai achoppé sur le rôle central réservé à la «personne humaine» dans la future Europe. Voilà bien les calotins, pensai-je, on chasse Dieu et les références religieuses par la porte et ils rentrent pas la fenêtre. Je ne suis pas une personne avec un corps et une âme, mais un simple individu dans la société des hommes, doublé d’un citoyen quand je me préoccupe des droits et des devoirs de cet individu dans la cité.

Je tique aussi à l’article I-2 qui précise que «l’Union est ouverte à tous les Etats européens qui respectent ces valeurs». Quoi de plus vague que «tous les Etats européens«? Quelle frontières pour cette Europe? La Géorgie, l’Arménie en font-elles partie? Et le Tatarstan?

Mais le simple fait de me poser la question fait soudain tomber ma rogne contenue. Comment? J’en suis encore là, à raisonner en termes de frontières, ce que justement les peuples européens, pour en avoir trop souffert, veulent abolir. N’est-ce pas tout l’idéal européen qui réside dans cette imprécision? Si quelqu’un (ou un peuple) se sent européen dans toutes ses fibres, de quel droit le repousserions-nous?

Ebranlé (et apaisé), j’ai poursuivi ma lecture d’un œil plus indulgent. Ce projet de constitution a l’aridité de tous les textes officiels; on devine entre les lignes les compromis qu’il a nécessités, les heures de discussion sur la place de telle virgule, le flot de papier qui a engendré chaque paragraphe — surtout si l’on tient en outre compte des traductions!

Il propose des institutions qui vont faire l’objet de débats acharnés, des majorités qualifiées que d’illustres hommes sans qualité vont essayer de disqualifier, mais il a un immense mérite: il existe, les gouvernements vont l’étudier et le discuter; les citoyens aussi qui, en dernier ressort, vont devoir l’approuver.

Réfléchissant à tout cela dans la douce chaleur de cette soirée de juin 2003, j’ai tout à coup été envahi par une émotion profonde: cette constitution allait donner réellement naissance à l’Europe. Enfin. Quel tournant historique!

Comme souvent dans les grands moments, on se laisse bercer par les souvenirs et la rêverie. J’ai repensé à mes lointaines soirées (c’était à la fin des années 50 juste après la signature du traité de Rome) passées dans un sinistre dortoir du Collège de Saint-Maurice où avec Roland Jaccard — l’écrivain diariste — on essayait de convaincre nos condisciples de la valeur de la démocratie selon Mendès-France et de la portée historique du Marché Commun.

L’Europe alors était dans son immense majorité au mains de dictateurs à la gâchette facile: Salazar au Portugal, Franco en Espagne, bientôt rejoints par les colonels grecs, les pays de l’Est et des Balkans croupissaient derrière le Rideau de fer. Même dans les Etats démocratiques, la situation n’était pas brillante: de Gaulle venait de s’emparer du pouvoir par un coup d’Etat dont on ne savait pas ce qu’il allait donner, en République fédérale allemande, les anciens nazis revenaient en force occuper le pouvoir et les administrations…

Quel chemin parcouru en moins d’un demi-siècle! Il faudra encore un bon demi-siècle pour que la constitution européenne proposée aujourd’hui déploie tous ses effets. Mais à l’échelle de l’histoire de la vieille Europe, qu’est-ce qu’un demi-siècle?