CULTURE

«Pirates des Caraïbes», un hymne à la bâtardise

Cette machine à divertir fonctionne plutôt bien. L’excellent Johnny Depp y incarne un corsaire maniéré, fier et loufoque, lointain cousin de Don Quichotte et d’Arlequin.

Avec déjà 200 millions de dollars de recettes aux Etats-Unis, «Pirates des Caraïbes: la malédiction du Black Pearl» figurera probablement parmi les dix plus gros succès du box office 2003. Quelle ironie quand on sait que le film de Gore Verbinski est le prolongement d’une attraction de Disneyland! Depuis, le principe a fait des émules puisque Hollywood s’apprête à adapter une autre attraction des parcs Disney, «Le Manoir hanté» avec Eddy Murphy.

On peut ricaner de la genèse du film – et pourquoi pas dans l’avenir une version longue des spots du Studio Coop? – reste que «Pirates des Caraïbes» renoue avec tout ce qu’on peut aimer des films d’aventures: du souffle, de l’humour, une romance entre gens de classes différentes, des effets spéciaux convaincants et une morale sympathique: les pirates sont des gens libres, des hors-la-loi qui n’obéissent qu’à leur sens de l’honneur, des rebelles qui croient plus aux vertus de la bâtardise qu’aux lois de la génétique.

Une morale qui épouse parfaitement l’esthétique de ce film hétérogène qui mêle acteurs de cinéma indépendant (Johnny Depp, Geoffrey Rush) et grosse artillerie hollywoodienne, scénaristes inspirés (Ted Elliott et Terry Rossio, auteurs de «Shrek» ou «Le Masque de Zorro») et décors de Luna Park, personnages hors stéréotypes et intrigue tout ce qu’il y a de plus classique, humour au deuxième degré et sentiments naïfs.

Avec son goût de la démesure joyeuse, le film va à l’abordage sans trop se soucier de vraisemblance, content de voguer sur quelques bonnes idées visuelles. Et tant pis si «Pirates des Caraïbes» souffre de longueurs et de redites – le film pourrait être un spectacle en continu tant l’enjeu se perd dans ses multiples rebondissements, bagarres et retournements.

Port-Royal, XVIIe siècle. Pour sauver celle qu’il aime, la fille du gouverneur enlevé par l’immonde capitaine Barbossa, un jeune forgeron fait alliance ave le célèbre Jack Sparrow. Lequel veut retrouver son bateau, le Black Pearl, dont l’équipage est frappé d’une étrange malédiction: tous sont des morts vivants qui, à la lueur de la lune, perdent leur aspect humain pour devenir des spectres décatis. Tout ce petit monde se retrouvera sur l’Ile de la Tortue, qui pour libérer sa belle, qui pour récupérer ses biens, qui pour lever sa malédiction.

Comme dans les meilleurs Disney, le méchant est particulièrement odieux et raffiné (Geoffrey Rush, percutant en dandy malfaisant) et les personnages secondaires possèdent tous ce petit quelque chose qui les rend attachants. En dépit de leur cupidité, les spectres ont droit à notre sympathie, chacun ayant une scène qui les incarne au-delà de leur simple fonction de faire-valoir. Même le couple de jeunes premiers est plus aguerri que dans un Disney traditionnel: lui (Orlando Bloom, un air d’Errol Flynn) a du panache et elle (Keira Knightley) un sens de la répartie et de la débrouillardise qui l’apparente d’avantage à la copine de Shrek qu’à une quelconque Cendrillon. Réplique de la jeune héroïne, serrée dans son corsage, à l’adresse d’une horde des morts vivants qui n’ont que quelques lambeaux de chair sur les os: «Pour savoir ce que veut dire souffrir, portez un corset!»)

Malgré ses qualités de spectacle familial à double détente – une lecture pour les parents, une autre pour les enfants – ce blockbuster vaut surtout pour le retour à Hollywood de Johnny Depp. Cela pourrait passer pour la concession d’un père de famille désireux d’assurer la pitance à sa progéniture, c’est au contraire l’affirmation définitive de son tempérament de gitan sédentaire. Loufoque, insolent, efféminé avec ses yeux passés au khôl, ses moulinets du poignet, ses bagues à chaque doigt et sa démarche titubante (il s’est inspiré, dit-on, de Keith Richard des Rolling Stone) Johnny Depp inscrit son personnage de Jack Sparrow quelque part entre l’orgueil idéaliste et un peu ridicule de Don Quichotte et la roublardise enjouée d’Arlequin, à l’image de son arrivée à Port-Royal, fier et burlesque, tout seul sur le mât de son bateau en train de couler. On ne peut rêver meilleure première apparition de personnage!