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Ils ont sillonné la planète pétrole. Ils racontent

Les reporters Serge Michel et Serge Enderlin ont passé cinq mois dans les points chauds de l’industrie pétrolière. Qu’ont-ils vu et appris? Comment cette expérience les a-t-elle changés?

Serge Michel et Serge Enderlin avaient une envie très forte d’écrire un livre de reportage. L’idée de partir ensemble sur les routes du pétrole brut leur est venue lors d’une soirée arrosée d’un carburant à peine plus raffiné. Je sais de quoi je parle car j’étais là aussi.

C’était à Téhéran au printemps de l’année dernière. Serge Michel y était correspondant pour divers journaux francophones, dont Largeur.com. Il venait de recevoir le prix Albert Londres et accueillait deux confrères dans son grand appartement de la rue Qhoddami.

C’est là, autour d’un jerrycan rempli d’une essence inférieure, que Serge Michel et Serge Enderlin se sont aperçus qu’ils partageaient le même goût pour le travel writing, le carnet de route à l’anglo-saxonne. Ils se connaissaient encore mal, malgré leur même âge, 33 ans, et des parcours très parallèles dans la presse francophone; ils avaient tous les deux travaillé pour le Nouveau Quotidien et signaient régulièrement des reportages dans Le Temps, dont Serge Enderlin est le chef du service international.

Ils ont parlé de leurs voyages respectifs en Asie centrale, de pipelines géostratégiques, de trafiquants caucasiens et de mosquées bleues, si je me souviens bien. Nous avons beaucoup bu.

Et puis ils ont imaginé un livre de travel writing qui raconterait la planète pétrole, un grand reportage qui partirait du Texas de George W. Bush pour aboutir dans l’Irak de Saddam Hussein, avec des étapes en Sibérie, à Qatar, dans le golfe de Guinée et au Kazakhstan. Je les écoutais délirer. Je les ai sûrement encouragés d’une manière embrumée, sans penser que le livre sortirait un jour de presse.

Et depuis ce matin, il est là, magnifique, impressionnant. Près d’un kilo de travel writing que je vais m’empresser de lire, et des photos poignantes de Paolo Woods, 33 ans, photo-reporter avec qui les deux Serge ont parcouru les routes de l’or noir.

Pendant cinq mois, ils ont sillonné toutes les contrées mentionnées ci-dessus pour comprendre le fonctionnement de ce «monde de brut». Comment ont-ils été changés par cette expérience? Je leur ai envoyé le questionnaire suivant, ils ont répondu par e-mail.

A quoi pensez-vous, aujourd’hui, quand vous faites le plein à une station service?

SE: Que l’essence n’est pas assez chère, et qu’on vole les peuples des pays sous lesquels le pétrole gargouille. Mais que, toute honte bue, c’est très bien comme ça, et que comme tout bon citoyen irresponsable, insensible à la misère des autres, il est urgent de râler dès que le prix du litre augmente à la pompe…

Notre dépendance totale au pétrole, toxicomanie de l’Occident, amoindrit la portée du discours compassionnel. Elle résume nos contradictions: oui, l’essence bon marché, c’est la misère des autres. Mais comment s’en passer?

SM: Je pense à cette phrase d’un fondateur de l’OPEP qui dit que le pétrole c’est l’excrément du diable. Qui apporte misère, corruption et parfois la guerre à ceux qui en ont. Quelques secondes plus tard, plus terre à terre que mon co-auteur, je me demande comment ce liquide est arrivé jusqu’à cette pompe, si c’est du brut kazakh ou du brut de brut sibérien. Si cela a transité dans les tankers qui traversent le Bosphore et mettront peut-être un jour le feu à Istanbul, ou si c’est le pipeline «Droujba» (amitié) qui glougloute à travers toute l’Europe de l’Est pour terminer son parcours dans une raffinerie suisse.

Vous avez rencontré des gens qui prennent des bains de pétrole en Azerbaïdjan. Qui sont-ils, et qu’espèrent-ils?

SM et SE: Ils sont souvent d’anciens responsables du parti communiste de la république soviétique d’Azerbaïdjan, qui rêvent d’un avenir de sheikhs de la Caspienne. En attendant, ils soignent ainsi leurs radiculites, leurs arthrites, leurs spondylites, leurs rhumatismes, leurs eczémas, leurs sciatiques neurologiques et leurs insuffisances ovariennes. C’est cher, mais il paraît que c’est efficace!

Et qui sont ces jeunes gens rencontrés en Angola qui imbibent leurs t-shirts de térébenthine? Pourquoi inhalent-ils de la «gazolina»?

SM et SE: Ce sont les gamins qui ont survécu aux dix millions de mines disséminées dans le pays. Souvent, ils ont perdu (de vue ou de vie) leurs parents au cours des trente ans d’une guerre civile alimentée, côté gouvernement, par le pétrole et, côté guérilla, par le trafic de diamants.

Nous les avons rencontrés au marché de Roque Santeiro de Luanda, un des plus grands d’Afrique. Ils avaient le rire rauque et les yeux injectés de sang. On a demandé de quoi était imbibé leur t-shirt et quand ils ont dit «benzina», cela nous a fait rire bêtement, parce que c’est le produit que nous poursuivions depuis des semaines, dans une douzaine de terres pétrolières de trois continents. Pourquoi ils inhalent cette «gazolina»? Probablement pour profiter un minimum du pétrole angolais avant qu’il ne parte alimenter les 4×4 monstrueux du Texas. A moins que ce soit pour se droguer…

Et vous, que cherchiez-vous quand vous avez décidé de partir sur les routes du pétrole?

SM et SE: Nous étions intrigués par l’idée que l’on revenait en fait à une très ancienne bataille: le contrôle des matières premières. Il y a trois ans, on nous promettait encore un âge global, où le pouvoir serait l’apanage des maîtres de la richesse virtuelle, les gourous de l’internet. Mais aujourd’hui, comme le scandaient les millions de manifestants au début de l’année avant la croisade américaine en Irak, la vraie guerre semble être celle du pétrole. Cette accusation contre l’équipe de Bush, qui a grandi lui-même dans un baril, est-elle fondée?

Les deux reporters ont-ils eu peur en menant cette enquête?

Vous le saurez en lisant ici la suite de l’interview.

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Photo: Paolo Woods, © Le Seuil