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Des écrivains happés par la guerre, au sens propre et au figuré

La livraison estivale du «Magazine littéraire» arrivée ces jours-ci dans les kiosques offre un numéro tout à fait exceptionnel consacré à la littérature et à la guerre. Au moment où la cohésion des groupes, clans, fratries, familles a été fracassée par la divergence des opinions sur le Kosovo, il est salutaire pour l’esprit de pouvoir prendre la mesure d’un siècle qui plus que tout autre – à moins de remonter à la chute de l’Empire romain – a connu la violence et la confusion.

Je me souviens avoir vécu la Première guerre mondiale dans mes jeunes années en lisant «Les Thibault», la fabuleuse saga de Roger Martin du Gard. J’étais alors instituteur à Péry, paisible village jurassien, et chaque minute en dehors du temps de classe était consacrée à la lecture. A tel point qu’arrivant à l’école, je m’étonnais de ne pas entendre le bruit sourd de la canonnade au-delà des collines. Le week-end, de retour à Lausanne, je ne manquais pas d’aller boire des cafés au Barbare, pour suivre les traces de Jacques Thibault, le premier pacifiste qui m’ait marqué…

Dans le «Magazine littéraire», un bon article d’Annette Becker montre comment les écrivains du début du siècle furent happés par la Grande Guerre, au sens propre en y laissant leur vie comme Péguy, Appolinaire et quelque cinq cents autres hommes de lettres, ou au sens figuré en faisant de la guerre un élément central de leur oeuvre comme Martin du Gard ou Jules Romain. C’est aussi cette guerre qui inspire alors le jeune Ernst Jünger dont son traducteur, Julien Hervier, expose le parcours complexe depuis l’exaltation guerrière et ultra-nationaliste des débuts («Orages d’acier», 1920) à la sagesse distante et sceptique du vieil âge, le «Journal», qu’il tint jusqu’à sa mort, l’an dernier, à 103 ans.

«Plus jamais ça», clamaient les survivants de l’horrible boucherie Art Nouveau du début du siècle. Mais leurs cris furent bientôt étouffés par d’autres clameurs: la guerre d’Espagne allait inspirer les Malraux, Hemingway et autres Koestler. Puis, dans son sillage, la Seconde guerre mondiale, Aragon, Sartre, Beauvoir, Stephan Heim, Vassili Grossman… Chacun lance un regard original sur ces conflits, chacun apporte une contribution qui, au-delà de la littérature, rejoint les préoccupations philosophiques et politiques fondamentales de l’époque.

Au-delà d’un excellent rappel des prises de positions et des divergences d’opinions entre écrivains, ce numéro du «Magazine littéraire» a de surcroît l’immense avantage de présenter des études (notamment «Un siècle héraclitéen» par Jean-Paul Dollé et «Repenser la guerre» par Frédéric Martel) qui forment une introduction sommaire à la stratégie et à son histoire. De telles mises en perspectives sont des plus heureuses pour réfléchir au temps présent et tenter de comprendre, au-delà des outrances propagandistes, ce qui se passe aujourd’hui dans les Balkans.

Car s’il est un paradoxe qui gêne les tenants d’une vision progressive et linéaire de l’histoire, c’est bien que le siècle se soit ouvert et refermé à Sarajevo.