LATITUDES

«Mes enfants s’appellent Armani, Lexus et Chanel»

Les parents américains sont de plus en plus nombreux à donner des noms de produits à leurs enfants, comme Ikea pour les filles ou Porsche pour les garçons. En Europe, la tendance reste plus conservatrice.

Curieuse coïncidence. Alors que de plus en plus de parents donnent des noms de marques à leurs enfants, les entreprises, elles, commencent à s’affubler de prénoms humains.

On apprend ainsi que Giovanni Panzani serait né en 1911 «dans une boutique de pâtes et de produits italiens», comme l’indique le site de la marque. Un certain Charles Gervais aurait inventé le petit-suisse vers 1850 et Rodolphe Lindt le chocolat fourré en 1879.

Difficile de démêler le vrai du faux, estime Sébastien Pierrot qui, dans le magazine L’Entreprise, se penche sur ce retour en grâce des prénoms dans l’image de marque. Il est cependant certain que ces personnages sont porteurs d’authenticité aux yeux des consommateurs: «Le prénom est censé rappeler l’artisan qui se cacherait derrière les produits traditionnels de ces marques industrielles».

Curieux phénomène que celui des marques qui tentent de s’humaniser. Mais celui des humains qui n’hésitent pas à s’approprier des appellations réservées à des produits l’est davantage encore. Aux Etats-Unis et au Canada, de plus en plus de parents choisissent les prénoms de leurs enfants parmi leurs marques préférées.

Bonjour les petits Timberland, Chivas, Porsche et autres Canon, Bentley, Jaguar ou Xerox. Côté petites filles, les Nivéa, L’Oréal, Fanta, Pepsi ou Ikea ont également fait leur apparition. Même le très luxueux matelas suédois Duxiana s’est incarné humainement à plusieurs reprises.

En 2000, sur le seul territoire des Etats-Unis, ce sont 353 fillettes qui ont reçu le prestigieux prénom de Lexus, et 269 celui de Chanel. Le prénom Armani a fait mieux encore avec 273 garçons et 298 filles.

Dans les pays anglo-saxons, aucune législation ne régit l’attribution des prénoms. Tout ce qui peut s’écrire avec les lettres de l’alphabète est légal. Il n’est pas nécessaire que le fruit de la fantaisie permette de déterminer s’il s’agit d’un garçon ou d’une fille. Moins de 1% des nouveaux nés sont aujourd’hui baptisés avec des noms de marque, mais la tendance va en s’amplifiant.

Cleveland Evans, professeur de psychologie à l’Université Bellevue (Nebraska), s’est penché sur la quesiton. Selon son étude, ces choix insolites sont le fait de parents appartenant aux couches pauvres de la population. Ils concrétisent en quelque sorte leurs rêves en donnant à leur enfant le nom de biens qu’ils ne pourront jamais s’offrir. «On ne verra jamais des parents opter pour Toyota. Ils choisissent systématiquement des marques associées à la beauté et à la richesse.»

Pour Edward Callary, éditeur du journal de l’«American Name Society», «plus les personnes se sentiront définies par des chiffres (codes d’accès, numéros d’identification électronique, etc.), plus elles éprouveront le besoin de se singulariser par un prénom unique.» Actuellement, 10’000 prénoms sont en usage dans l’univers anglo-saxon. Les deux tiers d’entre eux étaient inconnus avant la Seconde guerre mondiale.

Avec environ 2’000 prénoms recensés, les francophones, limités dans leurs choix par une législation, disposent d’un réservoir plus restreint. Même si les parents s’en défendent, c’est la mode qui règle le choix d’un prénom, comme l’expliquent, chiffres à l’appui, Philippe Besnars et Guy Desplanques, les auteurs de «La cote des prénoms 2004», qui vient de sortir.

C’est la transformation à tendance cyclique du goût collectif qui orchestre la valse des prénoms. La preuve: malgré le répertoire immense, à un moment donné, les dix prénoms les plus fréquents suffisent à désigner entre le quart et le tiers des nouveaux nés. De plus, vingt ans plus tard, aucun de ces prénoms ne se retrouve au palmarès des dix premiers. C’est dire la rapidité du renouvellement. Une mode chasse l’autre.

La mode naît de la tension entre l’originalité et le conformisme. Le choix va donc s’effectuer entre le commun et l’excentrique. L’âge des parents, le rang de naissance de l’enfant, la géographie (ville/campagne) et l’échelle sociale sont autant de facteurs qui l’influenceront également.

Les prénoms les plus portés, tous âges confondus, aujourd’hui en France, sont Monique, Nathalie, Catherine, Françoise et Isabelle pour les filles et Michel, Pierre, Jean, Philippe et Alain pour les garçons. Pour 2004, les prévisions des palmarès des prénoms féminins attribués sont: Léa, Manon, Emma, Chloé, Camille, Clara, Inès, Sarah, Océane et Lucie. Côté masculin: Lucas, Théo, Thomas, Hugo, Matteo, Enzo, Mathis, Maxime, Léo, et Antoine.

A relever, l’apparition récente des prénoms italiens et ibériques ainsi que le choc des voyelles qui est, lui aussi, très à la mode: les éo, ei, éo, aé, ia, aï, oa, ao prospèrent. Une autre nouveauté se profile à l’horizon: le retour de quelques prénoms composés, Lou-Anne, Lisa-Marie et Léo-Paul.

En Suisse romande, une des particularités les plus frappante, par rapport à la France, est le succès persistant de David ainsi qu’une grande stabilité des prénoms vedettes. Autre singularité suisse, Céline, depuis longtemps dans le top 10 en Suisse romande, connaît depuis peu un vif succès en Suisse alémanique. C’est que «les Suisses sont lents à abandonner les prénoms qu’ils préfèrent», disent les auteurs de «La cote des prénoms».