Inquiète, la population suisse pense avec raison que le pays est moins prospère qu’il y a dix ans et que la situation va empirer. Le coeur du problème réside dans l’emploi. Et si on l’abolissait?
Lausanne, début janvier. Il fait plutôt doux pour la saison. Le quartier où j’habite, pas loin du lac, a été pour l’essentiel conçu par les caisses de pension des syndicats au début des années 1960. Un quartier ouvrier donc, pas très esthétique mais calme, loin des bruits de la ville. Les immeubles sont relativement distants, les espaces verts, les places de jeux et les arbres nombreux. Les oiseaux, d’une très grande variété, aussi.
Ces derniers jours, pendant la journée, une chose m’a frappé: les seules activités visibles relevaient du nettoyage. Balayeurs appliqués à combler le retard pris pendant les Fêtes, jardiniers occupés à tailler les arbres, concierges soufflant les dernières feuilles mortes. La Suisse paisible d’Albert Anker telle qu’en elle-même.
Une autre chose me surprend en ces mois où l’électricité sert de baromètre social. Le matin, vers 6h 30, seules quelques rares fenêtres sur les quelques dizaines que j’ai dans mon champ de vision sont illuminées. La Suisse laborieuse se lève tard. Les horaires ne sont plus ceux d’antan. Signe évident de progrès, même si la semaine de travail est toujours en principe à 42 h, la vie ne reprend qu’autour de 7 h.
Mais alors pourquoi ce peuple coi est-il aussi inquiet, ainsi qu’on l’a constaté lors des élections d’octobre avec le vote blochérien? Une inquiétude confirmée par un sondage du Forum économique mondial: derrière une quotidienneté tranquille en apparence et même (toujours en apparence?) confortable se dissimule une énorme angoisse.
En effet, 67% des Suisses pensent que le pays est moins prospère qu’il y a dix ans. Ils ont massivement raison. Une rapide vérification m’a montré l’étendue du désastre: le PIB par habitant qui s’élevait en 1993 à 35’000 dollars (un dollar fort à l’époque) est tombé en 2003 à 28’000 dollars (Source: « L’Etat du monde« ). Nous avons carrément perdu 20% en dix ans. Comme la fourchette séparant riches et pauvres ne cesse de s’élargir, ce sont surtout les petits salaires qui trinquent, pas seulement avec les augmentations indécentes de l’assurance maladie, car les baisses d’impôts sélectives sont aussi pernicieuses.
Ce même sondage du WEF nous apprend aussi que 61% des Suisses (toujours, en gros, deux sur trois!) voient l’avenir économique en noir. La confiance décidément n’est plus au rendez-vous. On sent pointer derrière ce pessimisme l’angoisse du chômage, la hantise du harcèlement productiviste, de la mobilité, de la flexibilité générateurs de stress permanents, de dégoût de vivre, de renfermement dans sa coquille individuelle.
Notre société est malade d’angoisse, cette angoisse qui est apparue immédiatement après les crises des années 1970 et que, personnellement, j’ai vu s’incruster dans la tête des enfants au début des années 1980, alors que j’enseignais dans un cycle genevois. En l’espace de quelques années, le souci de choisir un métier intéressant avait fait place chez les jeunes à celui de d’apprendre une profession, plaisante ou non, porteuse d’emploi. De faire le bon choix économique.
On ne va pas attendre du World Economic Forum qu’il se soucie de l’avenir de nos sociétés. Ses intérêts sont plus terre à terre et toujours très tendance comme le rappelle le thème choisi cette année, «Partnering for Security and Prosperity». Par contre, je trouve que les partis politiques qui cherchent à se rénover suite à la baffe prise par l’élection de Blocher & Merz pourraient peut-être consacrer une petite partie de leur temps à cette réflexion.
Le cœur du problème réside dans l’emploi. Nos sociétés courent comme des dératées après un plein emploi qu’aujourd’hui rien ne justifie, sauf (mais c’est fondamental!) la recherche d’un revenu. Même si l’on sait qu’historiquement une société a besoin de beaucoup de temps pour intégrer dans son inconscient puis dans sa pratique une réforme révolutionnaire, il est tout de même étonnant que nos sociétés postindustrielles dotées de techniques capables de décharger l’homme d’innombrables activités répétitives et fastidieuses, ne parviennent pas à penser le non-travail. Ou à penser une répartition de la richesse sociale détachée des contingences du travail salarié.
Il y a certes des chercheurs qui tracent des pistes, parmi lesquels se distinguent en France des gens comme Yann Moulier-Boutang, Yoland Bresson ou André Gorz, pour n’en citer que trois. Mais leur audience reste limitée, confinée à des cercles de fidèles, et ce malgré une couverture médiatique non négligeable. Bresson apparaît à la télévision, cause à la radio, mais prêche dans le désert. Manifestement, la fatalité du travail salarié plombe nos cerveaux.
Or après avoir vidé les campagnes de leurs paysans (en Suisse, dans les années d’après-guerre) et les usines de leurs ouvriers (dans les années 1970), on purge depuis peu le tertiaire à coup de milliers de licenciements. Il est évident que l’emploi ne peut plus (malgré l’immigration, mais c’est un autre problème) concerner tout le monde, à moins de retomber dans les travers des pays socialistes où pour assurer le plein emploi, on postait avec intelligence trois garçons d’ascenseurs devant un ascenseur en panne et voué à le rester.
Nous comptons pour le moment encore moins de 200’000 chômeurs, mais ce nombre est appelé à gonfler, comme il gonflera encore dans la vieille Europe.
La solution viendra peut-être de chez nos voisins allemands ou français plus prompts que nous à faire une révolution puisque la raison raisonnante n’arrive pas à faire passer le concept. A force de voter alternativement pour la droite ou la gauche dans l’espoir de trouver une solution au chômage, les électeurs réaliseront peut-être que le chômage EST la solution et que le travail salarié tel qu’il s’est imposé à nous au XIXe siècle est condamné à mourir de sa belle mort. En ouvrant ainsi des perspectives affriolantes pour vivre une vie sans angoisse. Avec une répartition décente du revenu non pas national, mais mondial.
