En voulant légiférer sur un choix philosophique personnel, les républicains à la française pensent qu’ils éviteront à leur pays de sombrer dans le communautarisme des pays anglo-saxons. Leur jacobinisme centralisateur va leur jouer un mauvais tour.
Alors voile ou pas voile? Loi ou pas loi? Impossible par les temps qui courent d’éviter la discussion. Impossible aussi de prétendre que parce que la question se pose avec moins d’acuité à Genève ou Lausanne qu’à Paris, Lille ou Lyon, il ne vaut pas la peine de s’échauffer le sang dans un débat qui ne nous concernerait pas.
Je m’en suis encore fait la remarque l’autre soir après avoir, lors d’un repas entre amis, passé la moitié dudit repas à ferrailler contre un adepte convaincu du républicanisme à la française, et par conséquent de la loi interdisant les signes religieux «ostensibles» dans les écoles, hôpitaux et autres administrations publiques.
Démocrate respectueux des libertés individuelles, je suis contre cette loi et pour le droit de chacun de se déguiser comme il l’entend. Agnostique, considérant aujourd’hui comme hier la religion, toutes les religions, comme l’opium du peuple quand les dominants en font un usage politique, selon le mot célèbre de Karl Marx, je suis bien sûr contre le port de signes religieux ostensibles, mais je m’oppose à ceux qui veulent les faire tomber de force: on voit dans la Russie d’aujourd’hui le résultat de près d’un siècle d’athéisme militant!
Le temps (et le progrès social, mais oui!) se chargent seuls de réduire l’obscurantisme et de donner au sentiment religieux le seul statut qui lui convienne, un choix philosophique personnel.
Dans le Valais de mon enfance, les femmes sortaient dans le village ou aux champs la tête couverte et, à l’église, se présentaient voilées au prêtre qui posait l’hostie sur leurs langues tendues. Tendant précieusement la patène pour éviter toute dispersion sacrilège de l’hostie consacrée, l’enfant de chœur que j’étais peinait à dissimuler son émoi lorsque certaines fidèles levaient leur voile avant d’ouvrir la bouche. Quant au curé…
Les républicains à la française prétendent que la laïcité qu’ils veulent imposer par la force — puisque la promulgation d’une loi suppose la répression de sa transgression — évitera à leur pays de sombrer dans le communautarisme qui s’est installé dans les pays anglo-saxons, en particulier les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. Une fois encore, leur bon vieux jacobinisme centralisateur écrabouilleur des minorités va leur jouer un mauvais tour. Ne serait-ce que parce que le communautarisme correspond à une phase inévitable du développement de n’importe quelle société ouverte.
La Grèce antique connaissait ses métèques, Rome avait tout une gradation de statuts différents pour ses habitants. La dizaine de statuts divers que nous connaissons dans la Suisse d’aujourd’hui, de celui de bourgeois, de citoyen confédéré, de permis A, B, C, D, etc., est directement issu de cette juxtaposition de populations différentes qui finissent par s’interpénétrer et s’homogénéiser jusqu’à sécréter de nouvelles différenciations par rapport à des groupes sociaux qui ne sont jamais exactement semblables aujourd’hui à ce qu’ils étaient hier.
Qui se souvient qu’il y a un siècle, à l’époque des grands chantiers ferroviaires ou industriels, nombre de bourgades helvétiques avait leur «village nègre» où l’on a jamais vu un Africain, habités qu’ils étaient par des ouvriers italiens?
Qui se souvient que dans nos villes, à Lausanne ou Genève, les immigrés valaisans, fribourgeois, jurassiens avaient leurs propres rites communautaristes, soutenaient les commerçants de leur canton en ne se servant que chez eux quitte à faire un détour, buvaient le dimanche l’apéro à la Channe valaisanne ou à la Taverne fribourgeoise, rendez-vous de prolétaires poussés en ville par la quête d’un travail salarié. Dans les années 1960 encore, la Société valaisanne de Lausanne était vivante, organisait des rencontres, des lotos, un ouvroir pour les dames, des visites à l’hôpital pour les malheureux compatriotes contraints de venir s’y faire soigner faute d’équipements à Sion ou Martigny.
Est-ce à dire que par leurs pratiques communautaristes, ces immigrés de l’intérieur étaient moins citoyens que les autochtones? Pas du tout. Parce qu’en Suisse, comme aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne, la double ou triple allégeance politique ne pose pas de problèmes. Elle va de soi. Elle est intrinsèque à la nature de l’Etat. Il n’y a que les jacobins pour s’en offusquer.
D’où par ailleurs la tiédeur de ces jacobins par rapport à leur insertion dans l’Union européenne. Ce n’est pas un hasard si le socialisme à la Jospin ou le bonapartisme à la Chirac rencontrent tant de difficultés pour prendre acte de l’adjonction d’un étage supplémentaire (européen) à leur conscience civique.
Le malaise des banlieues françaises est avant tout d’origine économique. Il ne date pas d’aujourd’hui. Sans parler des innombrables rapports pondus par des économistes ou des sociologues, une écrivaine aussi fin que Christiane Rochefort l’avait déjà dénoncé dans un beau roman, «Les petits enfants du siècle», publié en… 1961.
Le débat d’aujourd’hui sur le voile, gonflé démesurément par les politiciens et les médias qui unissent leurs efforts pour hisser Tarik Ramadan au niveau de héros/héraut des banlieues relève d’une opération de basse politique destinée à occulter les échecs de la haute politique.
Les banlieues sont invivables parce que gauche et droite confondues les ont construites invivables. Leurs habitants sont réduits à l’état animal parce que la République jacobine les traite comme des animaux. Est-il étonnant que cela conduise à des révoltes? Est-il étonnant que des jeunes que personne n’écoute, à qui on a arraché leur passé et qui n’ont pas d’avenir, cherchent à se singulariser?
