L’air est glacial et les passants semblent paralysés devant la vitrine. Ils observent, ahuris, trois faux punks qui chantent en faux japonais sous la direction d’une grande fille au teint blanchi. C’est Virginie Morillo en plein happening commercial à Genève. Elle ajuste ses lunettes noires et éclate de rire. On ne prend pas trop de risque à lui prédire un avenir triomphal.

Virginie Morillo est dotée de ce que les industriels du spectacle appellent la «star attitude»: une présence magnétique et détachée qui fait que, dans un club bondé de fashionistas, on ne remarque qu’elle. Mais cela n’est évidemment pas le plus important. A 21 ans, elle a déjà décodé les mécanismes un peu frivoles de l’art contemporain et ceux, parfois trop intimes, du marché de la mode — mais elle a l’élégance de ne pas le montrer. Et cela n’est toujours pas le plus important. Non. Si on a envie de parler de Virginie Morillo, c’est parce qu’en ce début d’année, elle investit avec panache les galeries d’art comme les boutiques de mode.
On l’a compris, l’égérie des branchés genevois se tient à égale distance des arts majeurs et mineurs. Quand elle ne prépare pas sa prochaine expo, elle tricote elle-même, dans son petit appartement nyonnais, des pulls en laine fluo qui peuvent vous transformer en star hollywoodienne incognito: il suffit de remonter sur le visage le col roulé brodé de lèvres pulpeuses.

Pendant son temps libre, elle confectionne aussi des franges instantanées à fixer sur le front. «C’est pour se donner un look electroclash sans attendre que la frange pousse», s’amuse Line Dessauges, propriétaire de la boutique genevoise Flying A, visiblement ravie de proposer les accessoires de Virginie. «Ils se vendent très bien, et à des prix raisonnables, dit-elle. J’adore son travail, parce qu’elle ne copie personne, et aussi parce qu’elle réussit à rester à la mode sans se prendre au sérieux. Ici, on vend ses cache-oreilles ornés de petits lapins, ses ballerines avec motifs de guitare électrique et ses sacs à main décorés de chevaux en plastique.»
Virginie Morillo a bricolé une marque, «Mademoiselle vous veut du bien», qui regroupe tous ces gadgets gentiment régressifs. Si les adolescentes se les arrachent, c’est sans doute parce qu’elles y trouvent les pafums sucrés de l’enfance, souvenirs de Goldorak et rêves de célébrité. «Je ne crée que des accessoires que j’aimerais porter moi-même, explique la styliste. Et je les vends bon marché parce que j’ai envie que les gens les portent. Résultat, je n’arrive pas à vivre de mes créations.» Ce qui n’est finalement pas si grave. Etudiante aux Beaux-Arts de Genève, Mademoiselle Virginie gagne sa vie en tant que serveuse dans une crêperie et, plus surprenant, en travaillant à mi-temps pour la multinationale japonaise du jouet Sanrio. «Je suis la représentante genevoise de leur personnage Hello Kitty. Mon boulot, c’est d’aller vendre à un réseau de six magasins les nouveaux objets de la collection.»
Son agenda surchargé lui permet tout de même de s’investir à fond dans son travail de plasticienne. C’est même ce qui capte l’essentiel de son énergie. «Ce qui me plaît, c’est d’explorer la frontière entre la mode et l’art contemporain», explique-t-elle à quelques jours du vernissage de sa nouvelle expo dans la galerie bernoise Artdireck. Elle y présente des peintures qu’on peut lécher, puisqu’elles sont en sucre glace. C’est une spécialité de Virginie Morillo. «L’été dernier, j’avais exposé des œuvres qu’elle avait réalisées en sirop alimentaire, raconte Stefano W. Pult, responsable de la galerie Une à Neuchâtel. On y voyait des petites filles nues, sans poitrine, mais avec des poils pubiens, ce qui était assez troublant. Il faut dire que le thème de l’exposition était «interdit aux moins de 18 ans», et qu’à l’époque, Virginie en avait à peine vingt.»
Le galeriste s’emballe comme un fan: «L’univers de Virginie est voisin de celui des manga, et bien que ce soit un courant passablement visité, elle parvient à se l’approprier avec beaucoup de liberté. Il faut la voir pendant ses vernissages: elle fait vraiment très forte impression.» En jonglant avec les tendances du moment, Virginie Morillo ne risque-t-elle pas de se retrouver vite démodée? «Non, car elle travaille énormément, sans faire de différence entre les arts appliqués et son travail de plasticienne, poursuit-il. En cela, elle offre une réponse intéressante à la question des limites de l’art. Ceux qui la considèrent comme une dilettante se mettent le doigt dans l’œil. C’est une vraie bosseuse.» Ce que l’intéressée confirme à sa manière candide: «Je reste à l’ordinateur jusqu’à 3 heures du matin et je couds pendant la journée.»
Dans son CV, Virginie avoue que «comme tout être humain, elle aurait aimé être une Super Star.» Elle s’est donc imaginé des vies parallèles (hôtesse escort, starlette DJ electro, fausse amie hypocrite), qu’elle a exorcisées sous la forme de poupées à son effigie. «Parce que c’est mieux que la chirurgie esthétique.» Cette manière ingénue de jouer avec les identités la rapproche un peu de Pipilotti Rist, dont elle admire les travaux.
Par contre, Virginie Morillo n’aime pas être comparée à Sylvie Fleury: «Je la trouve trop sérieuse», lâche-t-elle sans appel. «Je suis sûr que Virginie va faire une très grande carrière dans l’art contemporain, dit Boris Wanzeck, de la galerie bernoise Artdirekt. Elle n’est pas prétentieuse, et sa source d’idées ne s’arrête jamais. En plus, son travail plaît: trois jours après le vernissage, nous n’avions plus qu’un seul tableau à vendre.»
Dans quelques jours, l’artiste nyonnaise — d’origine jurassienne — partira vivre six mois à Bruxelles pour suivre des cours de stylisme. «C’est ma passion: je veux commencer une collection de vêtements cette année, dit-elle. Cela dit, si je devais choisir entre l’art contemporain et la mode, je choisirais l’art contemporain. Parce que je m’y sens plus libre. Il faut beaucoup d’argent pour réussir dans la mode, et je veux à tout prix éviter les sponsors.» Virginie Morillo veut bien s’amuser avec les codes de la publicité, mais seulement si c’est elle qui fixe les règles du jeu. «Pas question que mes expos soient parraînées par une marque de cigarettes.»
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Des œuvres de Virginie Morillo sont exposées au Musée des Beaux Arts de Lausanne dans le cadre des «Accrochages VD 2004», jusqu’au 19 février 2004.
Exposition Virginie Morillo et Léopold Rabus, galerie Artdirekt, Herrengasse 4, 3011 Berne, www.artdirekt.ch, jusqu’au 27 février 2004.
Les accessoires «Mademoiselle vous veut du bien» de Virginie Morillo sont vendus dans les boutiques Shop des Bains, Flying A et Gromo à Genève, et à Icône à Lausanne.