CULTURE

Pleurer au cinéma «In America»

Jim Sheridan a écrit cette chronique new-yorkaise avec ses deux filles, pour raconter les hauts et les bas d’une famille d’immigrés irlandais. Une histoire presque autobiographique, qui bouleverse par la justesse de ses observations.

Il faut s’attendre à pleurer à chaudes larmes. Le film pourtant n’est pas triste. Il raconte l’histoire d’une douleur surmontée, d’une réconciliation avec soi-même, d’un espoir recouvré. Si «In America» fait couler les yeux, c’est par la justesse de ses observations, la délicatesse de son traitement et la crédibilité de cette famille d’Irlandais tellement soudée, solidaire et aimable qu’elle donnerait des envies de famille nombreuse aux plus radicaux des célibataires.

Jim Sheridan s’est inspiré de sa propre expérience — son arrivée aux Etats-Unis en 1981, la naissance d’un enfant prématuré et la mort de son frère alors âgé de dix ans — pour écrire, réaliser et produire «In America», chronique d’une jeune famille d’immigrants dans le New York d’aujourd’hui.

Après «My Left Foot», «In the Name of the Father» et «The Boxer», des films engagés, voire militants, «In America» apparaît donc comme son projet le plus personnel et le plus «tribal» puisque ses deux filles, Naomi et Kristen, ont participé à l’élaboration du scénario.

Dans cette famille meurtrie mais heureuse, il y a le père, aspirant comédien qui joue les chauffeurs entre deux castings; la mère (interprétée par Samantha Morton, bouleversante comme toujours), une femme courageuse qui risque sa vie pour redonner la vie; et leurs deux filles, 11 et 6 ans. Sans un sous en poche, peut-être même clandestins, les Sullivan s’établissent dans un immeuble mal famé de New York, fréquenté essentiellement par des junkies.

Construit sur de petites scènes précises qui semblent pourtant ne jamais exclure l’improvisation, «In America» échappe autant à la lourdeur misérabiliste qu’à l’optimisme béat. Le film avance par séquences obliques, dévoilant peu à peu le secret de cette famille hantée par la disparition d’un enfant, Frankie, mort d’une tumeur cérébrale après avoir fait une mauvaise chute dans l’escalier.

Frankie, c’était le fils adoré, mais aussi le frère aimé comme le rappelle l’aînée des filles, Christy. C’est elle est la narratrice de «In America», la mémoire de cette famille dont elle filme les faits et gestes, le quotidien mais aussi l’exceptionnel, avec sa caméra vidéo — certaines des images du film sont d’ailleurs extraites de son caméscope.

Enfant grave et responsable, Christy est le lien entre les parents et la fratrie, celle qui porte la douleur de ses parents sans oser revendiquer la sienne. Mais c’est aussi une petite fille ouverte aux voix de l’au-delà, en communication directe avec les morts, en particulier avec son frère qui lui promet d’exaucer trois de ses vœux. Le premier servira à passer la frontière du Canada aux Etats-Unis; le second à aider son père à ne pas perdre la face dans une fête foraine; le troisième à congédier pour toujours le fantôme du frère, le laisser partir vers le ciel comme «E.T.», le film que toute la famille ira voir un dimanche après-midi de canicule pour être au frais.

Cette référence à Spielberg, étonnante dans un film aussi peu hollywoodien, est parfaitement fondée. Non seulement «In America» raconte l’histoire d’étrangers qui doivent se faire accepter, chercher et trouver leur maison, mais le film tout entier est transfiguré par le regard des enfants, leur capacité à percevoir la magie du monde, à transfigurer le réel. Que dit Ariel, la cadette, sitôt débarquée dans le squat lépreux new-yorkais? «Oh des pigeons! On pourra les garder?»

Pour les deux gamines, habiter Manhattan, c’est vivre dans une île enchantée, un monde de fable où l’on va siroter des jus de fruits au Paradise, où l’on se déguise en forêt, où l’on hurle de joie en cajolant sa poupée E.T.

Fortes de leurs croyances — que serait l’enfance sans elles? –, les deux sœurs frappent un soir de Halloween à la porte de Mateo, «l’homme qui hurle», un peintre atteint d’une maladie incurable, un géant noir qui parle aux esprits. Cet homme qui n’a que des médicaments dans son frigo permettra aux Sullivan de s’affranchir de leur culpabilité, de faire le deuil de leur enfant et de renaître dans leur nouvelle patrie.

Avec l’arrivée de Mateo, «In America» bascule vers le réalisme magique, sans néanmoins perdre sa vision concrète du monde. Puis, avec un culot monstre, le film exauce le miracle tant attendu par les Sullivan. Jim Sheridan filme ce qu’il faut bien appeler une métempsycose comme un formidable acte de solidarité humaine. Cela aurait pu être grotesque, c’est tout simplement poignant.