TECHNOPHILE

Le Neuchâtelois qui fait des millions avec des logiciels gratuits

Trois grands groupes, dont Intel, viennent d’investir 10 millions de dollars dans l’entreprise JBoss dont Sacha Labourey est actionnaire. Sa société a construit un modèle de rentabilité avec sa plate-forme informatique distribuée gratuitement.

«Je ne me sens pas différent et je n’ai pas changé mon mode de vie, mais c’est une grande fierté car cela démontre que notre business plan était valable dès le début.» Sacha Labourey raconte calmement son histoire et propose d’aller manger à la Colonia Libera, le stamm du parti ouvrier neuchâtelois. Table en formica et nappes à carreaux.
Des valeurs simples que cet informaticien de 29 ans entend bien conserver, même si son entreprise navigue désormais dans les hautes sphères.

JBoss, dont il est actionnaire, vient en effet de réaliser l’incroyable: convaincre trois prestigieux groupes de capital risque américain. Fin février, Matrix Partners (que l’on trouve derrière des sociétés comme Veritas ou SilverStream), Accel Partners (derrière MacroMedia ou Real Networks), et Intel ont investi 10 millions de dollars dans JBoss Group. Une opération remarquable alors que le secteur informatique mondial ne sort pas de la crise.

«Au-delà de notre simple entreprise, la portée de cet investissement est très importante pour toute l’industrie, commente Sacha Labourey. Cela apporte une immense crédibilité à notre modèle économique qui se base sur la gratuité du logiciel. Car la plate-forme développée par JBoss ne s’achète pas. Nous la mettons à disposition sur notre site Internet et tout le monde peut s’en servir. D’ailleurs, 3 millions de personnes l’ont téléchargée gratuitement en 2003. Ce que nous vendons, c’est un support technique, une sorte d’assurance en cas de pépin. Nous garantissons une intervention très rapide.» En fonction de la formule choisie et la taille de l’application, cette assurance coûte au client entre 8000 et 300’000 euros par année.

Environ 300 entreprises ont ainsi souscrit de tels contrats auprès de JBoss, dans des secteurs très divers: du site Playboy.com au Parlement Européen, en passant par l’armée américaine et Siemens. «Nous avons une structure de support à plusieurs étages. Au premier niveau de panne, c’est un partenaire qui intervient, une société agréée par notre réseau. Elle s’en sort dans 95% des cas. Les développeurs salariés par JBoss n’interviennent que dans les 5% restant, autrement dit les très gros pépins. Ils peuvent ainsi se concentrer sur l’essentiel: améliorer le produit. C’est aussi à ça que serviront les fonds injectés. Notre modèle favorise l’innovation, notre valeur ajoutée.»

«Dans le monde du logiciel libre, nous sommes la première entreprise à faire de l’argent en vendant des services. Cela répond à une évolution naturelle de l’informatique et ce modèle va faire école, j’en suis convaincu et nos investisseurs aussi.»

L’environnement logiciel JBoss représente ce que l’on appelle le «middleware». Il permet de développer facilement des applications informatiques complexes, comme permettre à un serveur d’interroger une base de données, puis de restituer l’information obtenue dans une page Web. Les concurrents de JBoss sont des grands groupes comme BEA, Microsoft ou IBM, qui développent eux-aussi des logiciels middleware permettant de fonctionner avec leurs bases de données. Mais leurs programmes sont payants.

«Nous considérons le middleware comme une commodité, un peu comme l’électricité ou l’eau courante, dit Sacha Labourey. Avec le modèle open source, on peut adapter une machine à ses besoins spécifiques sans débourser un centime. JBoss n’est qu’une extension de cette même idée. Nous donnons à tous les ingénieurs du monde la possibilité d’améliorer notre plate-forme, de la transformer. Elle est écrite en Java, un langage qui fonctionne sur tous les ordinateurs et qui est mis à disposition gratuitement par Sun Microsystems. Tout ce qui est inventé est diffusé à l’ensemble de la communauté. C’est un moteur formidable pour l’innovation.»

C’est d’ailleurs en découvrant JBoss sur Internet à la fin de l’an 2000 que Sacha Labourey décide de s’associer à cette aventure. Il participe au projet à distance, en développant une partie du code à ses heures perdues, à côté de son travail de consultant. «C’était un concept tellement révolutionnaire que j’ai voulu rencontrer son inventeur: un polytechnicien français et ancien parachutiste établi aux Etats-Unis, qui s’appelle Marc Fleury. Je suis allé le voir à Londres et nous nous sommes bien entendu, aussi à cause de la langue.»

La confiance naît entre les deux hommes et JBoss décroche ses premiers clients. L’entreprise se professionnalise et se transforme, en 2003, en JBoss Group, une petite multinationale. Sacha Labourey devient actionnaire et prend en charge la branche Europe, Moyen-Orient et Afrique dont il installe le siège à Neuchâtel.

Seul luxe que s’octroie aujourd’hui le jeune entrepreneur: les bureaux vont déménager au centre ville, au premier étage du magnifique bâtiment de la Poste, sur la Place du Port, avec vue sur le lac. Pour le reste, Sacha n’a pas encore troqué son Audi A3 contre la voiture de ses rêves. Et en fin de soirée, c’est au Chauffage compris, au milieu des étudiants, qu’il s’offre une dernière bière.

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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo du 1er avril 2004.