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Les tortionnaires, ces «hommes ordinaires»

Et si les actes de torture dans les prisons de Abu Ghraib n’étaient pas des actes isolés, mais une fatalité? Des actes qui obéissent à une mécanique systématique au sein des bataillons de police militaire engagés dans les zones de guerre, partout dans le monde, partout dans l’histoire?

Pour s’en convaincre, il faut relire d’urgence un ouvrage incontournable sur le délire des hommes — et des femmes — et leur propension naturelle à la dégradation de l’autre. Ce livre, écrit par l’historien américain Christopher Browning, c’est «Des hommes ordinaires – Le 101ème bataillon de réserve de la police allemande et la solution finale en Pologne», publié en 1992.

Aux questions que l’on peut se poser, par exemple, sur Lynndie England, la brunette à la clope au bec, obsédée par la virilité des Irakiens qu’elle tient en laisse, la comparaison avec les «hommes ordinaires» de 1941 est dévastatrice.

D’abord, et ce n’est pas un hasard, la liste d’unités de police militaire engagée dans la torture est longue, que ce soit en Algérie, en Amérique latine ou en ex-Union soviétique. Pas seulement parce que ces unités-là sont naturellement engagées aux côtés du renseignement militaire dans les interrogatoires et la détention de l’ennemi. Mais parce que ce sont, le plus souvent, des flics au civil, des matons ou des individus sélectionnés pour leur propension à faire ce boulot.

Ainsi, les hommes du 101ème Bataillon allemand sont pour la plupart des petits gendarmes de Francfort qui voyagent entre la circulation et les commissariats de quartier avant de se retrouver en Pologne et en Russie, engagés dans la «solution finale». Des types simples, versés dans une unité de réserve, pour la plupart venant du milieu ouvrier, dont les motivations sont essentiellement d’ajouter un plus à leur carrière médiocre. Des gens dont les caractéristique psychologiques, citées par Browning, sont les suivantes: «adhésion rigide aux valeurs conventionnelles, soumission à l’autorité, obsession du pouvoir et de la dureté, et – on peut le souligner aujourd’hui – intérêt excessif dans la sexualité.»

«Entre hommes allemands et femmes juives, c’est toujours une affaire de domination, de viol et de voyeurisme», note encore Browning.

Pour mémoire, le 101ème bataillon — environ 500 hommes — est progressivement amené à déporter et à massacrer 83’000 juifs d’une balle dans la tête. Ces hommes ordinaires devenus des tueurs en série au fil de la guerre ont pour la plupart réintégré la police fédérale allemande après le conflit. «Si les hommes du 101ème bataillon de réserve de la police ont pu devenir des tueurs, quel groupe humain ne le pourrait pas?», conclut Browning dans son bouquin.

Comparer les dérives américaines en Irak avec celles de la police allemande serait exagéré. Mais quels parallèles troublants! Les incidents de nature sadiques, la dégradation, l’obsession sexuelle dans tous ces actes (viols, humiliations, etc.), la passivité face à l’autorité. Ainsi le sergent Jane Davis qui dit à l’enquêteur Antonio Taguba: «Je suis partie de l’idée que si nous faisions des choses qui n’étaient pas légales, quelqu’un aurait dit quelque chose.». Légitimé par le renseignement militaire, comme le 101ème l’était par les services de Himmler.

Autre parallèle, la médiocrité et l’abrutissement idéologique des soldats du rang du 320ème Bataillon américain. Pour la plupart originaire de Virginie, ils sont nourris de Fox News et un séjour dans l’armée les sort un peu d’un ordinaire souvent sordide. Le sergent Friderick et le caporal Garner sont matons au civil. Lynndie England vient d’un bled au pied des Appalaches, Fort Ashby, où un Irakien est aussi bien considéré qu’un juif à Francfort en 1940. Elle a grandi avec sa mère dans un mobilhome et elle est bien portée sur la picole. Ses amis disent qu’à ses yeux, «torturer un Irakien, c’est comme descendre une dinde à la carabine.»

Injuste de comparer les tarés du 320ème aux tueurs du 101ème? Oui, bien sûr. Mais imaginons le sergent Friderick, le caporal Garner et la «private» England dans la Pologne nazifiée au lieu de l’Irak bushisé, se seraient-ils comportés vraiment différemment des hommes ordinaires du 101ème Bataillon?

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Le Temps Présent réalisé en Irak par Jean-Philippe Ceppi sera diffusé ce jeudi à 20h05 sur la TSR.