KAPITAL

Edipresse transforme ses grands quotidiens

La Tribune de Genève et 24 Heures vont bientôt changer de visage. L’éditeur leur impose des changements profonds et complexes, qui s’opèrent parfois dans la douleur. Enquête.

On voit qu’il aime en parler. Qu’il voudrait le montrer. Qu’il se réjouit de le sortir tous les jours. Dominique von Burg extrait un journal d’un carton sous son bureau: «J’ai 60 ans, c’est le dernier grand défi de ma carrière. Ce n’est qu’un prototype, le graphisme sera complètement retravaillé par le bureau Ally Palmer, d’Edimbourg, que nous venons de sélectionner. Mais les grandes lignes du nouveau concept rédactionnel y sont.»

Le rédacteur en chef de la Tribune de Genève planche depuis l’automne 2002 sur une refonte complète de son journal. «Nous devons réagir à la lente érosion de notre lectorat. En quarante ans, les habitudes de lecture ont énormément évolué mais les journaux n’ont pas beaucoup changé.»

Prévue pour octobre, la nouvelle Tribune de Genève s’articule toujours autour de deux cahiers mais avec une répartition différente des sujets. Finies les divisions Suisse-Monde-Economie de la première partie. «Nous arrivons après tous les autres médias, inutiles donc de répéter ce que les lecteurs ont déjà vu à la télé et entendu à la radio», détaille Dominique von Burg.

«Les news de la veille seront donc fournies en résumés succincts. Nous privilégierons les angles originaux et les éléments exclusifs. Le premier cahier mélangera toute l’actualité non régionale avec une hiérarchisation selon l’intérêt des sujets: un jour il y aura peut-être essentiellement de l’économie, un autre jour surtout de la politique internationale, etc.» Concrètement, il y aura moins de place pour les sujets non régionaux et un fort accent sur la locale.

C’est donc sur le deuxième cahier que l’essentiel des forces devra se regrouper. L’éditeur Edipresse le dit clairement. «Les journaux se ressemblent trop et il faut que chacun de nos produits se différencie davantage, explique Tibère Adler, le directeur d’Edipresse Suisse.

Ainsi, les régionaux ne doivent pas s’éloigner de leur mission première: l’information locale. Les parties non régionales doivent être plus ramassées — inutile de faire de « l’agence améliorée » –, d’autant que les temps de lecture diminuent. Mettre l’accent sur l’information pratique, les services, et se montrer plus proches des gens.»

Pour répondre à cette volonté, le deuxième cahier de la nouvelle Tribune proposera davantage de conseils, de guides de consommation et de portraits de personnalités, connues ou non, en rapport avec Genève.

La nouvelle Tribune s’accompagne d’une réforme en profondeur des structures de production: le système informatique est complètement remis à jour. Le quotidien genevois sert de pilote au projet, baptisé «Tapioca», qui inclut aussi les autres journaux du groupe Edipresse en Suisse. Il représente un investissement, sur deux ans et demi, de 6 millions de francs pour le logiciel et d’environ 3 millions pour le nouveau matériel bureautique.

A Genève, «Tapioca» et la nouvelle formule impliquent un réaménagement des bureaux et le déplacement de certains journalistes pour mieux répondre à la nouvelle division des rubriques. Certains postes sont supprimés, notamment à la mise en page, mais la direction assure que tous les salariés concernés se verront attribuer de nouvelles fonctions.

Des éléments «inquiétants pour l’avenir» dont se sert la Société des rédacteurs pour mettre les pieds contre le mur. Car l’ambiance n’est pas bonne dans les locaux de la rue des Rois.

Selon plusieurs journalistes interrogés dans les couloirs, la résistance ne semble cependant pas réellement motivée par les inquiétudes liées à la nouvelle formule, mais plutôt par l’occasion offerte à la Société des rédacteurs de s’opposer à une rédaction en chef qu’elle n’aime pas. «Nous contestons l’autorité et les choix de M. von Burg», confirme Alain Dupraz, le nouveau président, sans donner de détails.

En réunion de crise la semaine dernière, la Société des rédacteurs exige davantage de dialogue. Elle reproche un manque de communication avec la direction et s’estime «baladée» et «non intégrée à la réflexion sur l’avenir du journal».

Une résistance au changement que Dominique von Burg explique philosophiquement: «Il y a une méfiance historique des journalistes de la Tribune par rapport à Edipresse. A partir du moment où je mets en oeuvre cette formule en collaboration avec l’éditeur, je deviens l' »homme de Lausanne ». La nécessité d’un changement n’est guère mise en doute. Je suis conscient toutefois qu’un projet éditorial de cette envergure demande un travail d’explication et de persuasion permanent. Je continuerai donc à associer autant que possible les journalistes à la démarche.»

A Lausanne, la réforme du quotidien 24 Heures, également entamée, relève elle aussi d’un constat de stagnation des ventes: «On tient, mais il y a dix ans qu’on ne progresse pas réellement», dit Tibère Adler. La réforme est plus complexe (et donc encore beaucoup plus lente qu’à Genève) car il s’agit notamment d’intégrer les différentes sensibilités régionales que représentent les récentes acquisitions du groupe Edipresse: la Presse Riviera Chablais et la Presse Nord Vaudois.

La décision de regrouper les trois titres sous la même enseigne — le «Gros 24 Heures» — n’a pas encore été prise. Elle ferait sens techniquement et commercialement, car elle simplifierait la vente des annonces. Par ailleurs, explique Tibère Adler, «il y a très peu de doubles lecteurs dans les régions, donc un regroupement n’affecterait pas beaucoup les ventes. Mais nous savons que les gens sont très attachés aux titres historiques.»

Actuellement, 24 Heures fonctionne avec deux éditions: une lausannoise et une autre pour le reste du canton de Vaud. La nouvelle formule vise à renforcer la présence locale en multipliant les éditions.

«Nous travaillons sur une maquette plus dense et sur une nouvelle répartition des éditions régionales, dit Jacques Poget, rédacteur en chef. Nous devons faire davantage sur Lausanne et donner plus de contenus spécifiques aux autres parties du canton.» Un bureau lausannois, séparé de la rédaction, est en train d’être installé au centre ville afin de «rapprocher l’équipe de la vie de la cité». La rédaction râle: «Ça casse les pieds de la locale de s’éloigner des amis qui restent dans la Tour», explique un journaliste.

Pour mettre en place les éditions régionales en collaboration avec les autres quotidiens du groupe, trois scénarios sont à l’étude. Le premier consiste à conserver des identités indépendantes pour les trois titres, et à simplement réaménager les maquettes respectives pour davantage de cohérence. C’est le scénario immobiliste.

Le deuxième divise le journal en deux, comme le fera la Tribune de Genève: un premier cahier pour les informations non régionales, l’autre pour les informations locales. Ce deuxième cahier sera différent en fonction de la zone couverte (Lausanne, Nyon, Yverdon, Montreux-Vevey, etc.) afin d’augmenter le contenu régional de chaque édition.

Le troisième scénario consiste à encarter un journal régional de petit format (tabloïd, comme Le Matin) à l’intérieur du grand 24 Heures. On dit que ce concept original de «deux journaux en un» a la faveur de la rédaction en chef, mais il comporte un risque de changement culturel important et pas mal de contraintes techniques.

La machine à résister au changement s’est aussi mise en route à Lausanne. Outre la «délocalisation de la locale», la rédaction s’inquiète essentiellement de la nouvelle structure du premier cahier qui, comme dans la nouvelle Tribune, supprimera la séparation en rubriques. Du coup, c’est la qualité et l’originalité des sujets qui détermineront les places accordées dans les pages.

A l’idée de devoir se battre pour que leurs papiers passent, certains journalistes font grise mine. «En plus, dans la nouvelle maquette, il y a beaucoup moins de pages pour les sujets non régionaux», relève un rédacteur. «Nous connaissons bien cette crainte de « provincialisation » des journalistes de la presse régionale, répond Tibère Adler. Mais il s’agit de répondre davantage à la demande du lectorat. Par ailleurs, la nouvelle formule ne diminuera pas le volume rédactionnel global, au contraire.»

Les choix de la formule et de conserver ou non les marques des titres régionaux existants seront faits d’ici au mois de juin. Le lancement du nouveau 24 Heures est prévu pour le printemps 2005.