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Le réseau de la Comédie dans la politique genevoise

La Comédie de Genève serait-elle devenue un haut lieu de la politique genevoise? Les personnalités du canton s’y affichent avec un empressement de plus en plus visible. Et pas seulement à l’occasion des premières. Les débats qui y sont organisés attirent de nombreux ténors de la gauche — tels que Ruth Dreifuss, Christiane Brunner ou Charles Beer — mais aussi, plus étonnant, de la droite.

«Je suis flatté qu’on me considère comme faisant partie du réseau de la Comédie, dit François Longchamp, directeur du Parti radical genevois. Ce qui s’y fait est de haute tenue, tant sur le plan théâtral que sur celui du débat d’idées».

Du coup, on en vient à prêter à la Comédie — et à sa redoutable directrice Anne Bisang, 43 ans — une sorte de pouvoir occulte sur la scène politique et médiatique genevoise. Il y a un mois, le Conseiller administratif Patrice Mugny regrettait ainsi sur les ondes de la radio romande qu’Anne Bisang ait fait envoyer à 5’000 personnes du fichier de la Comédie le premier numéro du magazine Saturne lancé par «une de ses amies», la journaliste Ariane Dayer.

Copinage promotionnel effectué «avec l’argent du contribuable», comme le prétendait le politicien écologiste? Renvoi d’ascenseur entre deux membres d’un réseau sous-terrain? Anne Bisang a répondu: il s’agissait d’un simple contrat-échange publicitaire entre un théâtre et un journal (la Comédie avait bénéficié d’une pleine page de pub dans Saturne en contrepartie de cette distribution).

Si son explication a rapidement désamorcé la polémique, elle n’a, aux yeux de certains, pas totalement dissipé l’impression qu’un réseautage intensif s’effectuait dans le foyer de la Comédie. D’autant que ces fameux débats publics — sur l’avenir des femmes algériennes ou en hommage à la journaliste Françoise Giroud par exemple — peuvent attirer plusieurs centaines de personnes.

Le secret de ce succès? Le networking, justement. La Comédie a pris l’habitude de collaborer avec les institutions et le milieu associatif. Elle s’est notamment alliée à Médecins sans frontière (et à L’Hebdo) pour un débat sur le génocide rwandais; elle a travaillé avec la Ligue contre le racisme et l’antisémitisme (Licra) pour une lecture d’extraits du rapport Bergier; et quand il s’est agi d’organiser un débat autour d’une nouvelle traduction de la Bible, elle s’est associée à la Compagnie des pasteurs et des diacres.

Le nom de Fabienne Bugnon, directrice du Service genevois pour la promotion de l’égalité entre hommes et femmes, est souvent cité comme faisant partie de cette «galaxie de la Comédie». «C’est normal, nous avons collaboré à plusieurs reprises, explique-t-elle. Anne Bisang sait créer des liens, notamment avec le monde politique. En ce sens, on peut dire qu’elle a placé la Comédie au centre d’un réseau.»

Même point de vue du côté du magazine Saturne, dont le récent «Marathon de la poésie» a été organisé, pour le Salon du livre, en collaboration avec la Comédie. «Oui, ce théâtre est au centre d’un réseau, mais dans le sens positif du terme», dit la rédactrice en cheffe Ariane Dayer.

Ce qui correspond précisément au projet qu’Anne Bisang avait présenté en 1998 dans son dossier de candidature: «En période de difficultés économiques, l’impulsion de réseaux associatifs solidaire de la promotion artistique ne peut être négligée, écrivait-elle. Dans ce contexte, ma propre expérience dans différentes associations peut être intéressante.»

Anne Bisang, qui a passé son enfance au Japon et au Liban, s’est fait connaître par la Compagnie du Revoir, qu’elle a fondée et dirigée pendant 10 ans. Un parcours théâtral conjugué avec un engagement politique, notamment pour la cause féminine. «En 1991, je faisais partie des organisateurs du 14 juin, raconte-t-elle. J’ai aussi rejoint les comités de soutien de Christiane Brunner et Micheline Calmy-Rey.»

Nettement marquée à gauche, la directrice de la Comédie a pu surprendre ses alliés en soutenant l’an dernier la libérale Micheline Spoerri lorsque celle-ci était critiquée pour sa gestion des manifs anti-G8. «J’ai signé un papier pour la soutenir parce que c’est quelqu’un qui a un vrai engagement humain», explique Anne Bisang.

Cet activisme au-delà des clivages partisans n’a pas manqué de lui attirer des critiques. Certains lui reprochent des engagements uniformément féministes? «C’est un pur fantasme: les événements de la Comédie qui tournent autour des questions féminines sont largement minoritaires», répond-elle.

D’autres critiques sont plus sournoises: «Anne Bisang a mis la Comédie au service d’un réseau bien particulier qui, au lieu de se battre contre tous les racismes, lutte surtout contre le racisme anti-homosexuels», estime ainsi l’un de ses détracteurs, qui préfère garder l’anonymat. Une critique qu’Anne Bisang n’a aucune peine à balayer en énumérant les multiples débats — sur les conditions de vie dans les prisons, sur la torture ou sur les relations entre Suisses et immigrés — organisés par son théâtre.

«Mais j’assume mon engagement sur la scène homosexuelle, parce que j’ai envie de faire tomber les préjugés et les peurs. Cela dit, je ne fais aucune discrimination. La Comédie n’est aucunement un instrument de militantisme homosexuel: en tout et pour tout, nous avons organisé deux fêtes avec l’association 360 (qui milite pour la double mixité, homo-hétéro, hommes et femmes, ndlr). Notre but est de donner le message que la Comédie n’est pas un théâtre réservé à une élite, mais un lieu ouvert à tous. Je veux éviter la création de ghettos, et je sais que des gens sont dérangés par cette approche.»

Anne Bisang admet que son théâtre est devenu un réseau, «mais tous ces débats que nous organisons restent des activités annexes, précise-t-elle. Ce qui compte avant tout, c’est le théâtre.» Les spectateurs semblent du même avis: la fréquentation de la salle est en hausse, et son taux de remplissage dépasse aujourd’hui 70%.

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Le réseau Comédie

Comédie de Genève: dirigée par Anne Bisang depuis 1999.

Budget: environ 8 millions de francs, dont 5,5 de subventions.

Personnel fixe: 23 personnes pour 17 postes

Réseau: relais dans la plupart des associations féminines genevoises, mais aussi avec Carrefour Prisons, Handicap International, Médecins sans frontière, le CICR, Contact Suisses-Immigrés et l’Organisation mondiale contre la torture.

Personnalités: le réseau de la Comédie réunit des personnalités comme Franceline Dupenloup, secrétaire adjointe au Département de l’Instruction publique et proche d’Anne Bisang; la théologienne Isabelle Graesslé, modératrice de la Compagnie des pasteurs et des diacres; le journaliste Claude Torracinta, qui se présente comme «un fan d’Anne Bisang»; l’auteure Laurence Deonna, présidente suisse de Reporters sans frontières; et, plus largement, des personnalités politiques genevoises telles que Manuel Tornare, Anne-Marie von Arx et Catherine Gaillard.

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Une version de cet article a été publiée le jeudi 6 mai 2004 dans L’Hebdo.