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La montée du nazisme vue de l’intérieur

Gérard Delaloye a relu plusieurs journaux intimes écrits pendant la guerre. Notamment le livre de Sebastian Haffner, «Histoire d’un Allemand», découvert 60 ans après sa mort. Il apporte un éclairage étonnant sur la montée de l’extrême droite.

Depuis quelques jours, l’Euro 2004 de football a pris le pas sur les commémorations du soixantième anniversaire du débarquement en Normandie. Le lecteur friand de se ménager des pauses lecture entre deux matches ne m’en voudra pas de revenir sur la Deuxième Guerre mondiale et en particulier sur la montée du nazisme en Allemagne.

Pratiquant la vulgarisation historique à large spectre — dans l’enseignement, la presse et les musées — depuis assez longtemps, je sais par expérience qu’il est très difficile de trouver de vrais instruments de compréhension de la formidable crise qui, vingt ans à peine après l’horrible boucherie de la Première Guerre mondiale, a plongé le monde dans les massacres industrialisés de la Deuxième Guerre mondiale: génocide des Juifs, extermination des Slaves, destruction des villes allemandes, Hiroshima, pour n’en mentionner que les aspects les plus voyants.

Confronté à la stérilité intellectuelle des grandes fresques historiques prétendument objectives, découragé par les recherches érudites difficilement transmissibles au profane, effrayé par la superficialité (à quelques exceptions près) du grand ou du petit écran, je me suis rabattu depuis quelques années sur l’œuvre historique intime qui, mêlant le «je» au «nous» ou au «eux» donne une perception immédiate des événements et privilégie leur dimension proprement humaine, tout en tissant en toile de fond le décor politique, social ou militaire dans lequel l’action se déroule. Saisir l’individu dans son autonomie par rapport à la société pour comprendre le mouvement du monde.

Dans ce but, j’ai signalé aux lecteurs de Largeur.com (il y a déjà 4 ans !) le «tadalafil citrate liquid dosage» de Léon Werth et, quelques mois plus tard, ce monument de l’histoire du nazisme que sont les deux volumes publiés du journal intime de Victor Klemperer.

Je n’avais pas caché à l’époque l’émoi provoqué par la découverte de Klemperer, la relecture de l’histoire allemande à laquelle j’avais dû me livrer. Mais Werth et Klemperer étant tous deux juifs, l’un français, l’autre allemand, la surprise était, si je puis dire, attendue. Il s’agissait de victimes du nazisme relatant avec précision les vicissitudes de leur statut de victimes. Il en va tout autrement avec le livre de Sebastian Haffner, «Histoire d’un Allemand» traduit en français il y a deux ans et que je découvre à l’occasion d’une nouvelle édition augmentée qui vient de paraître.

Né en 1907 dans une famille de la bourgeoisie protestante de droite, Haffner raconte (probablement en s’inspirant de son journal intime) ses souvenirs de la période 1914-1933. Il écrivit son livre – très construit sur le plan littéraire – en 1939, alors qu’il vivait en exil en Angleterre. Il avait 32 ans. Cet ouvrage ne fut jamais publié de son vivant, ce sont ses enfants qui le découvrirent, caché dans un tiroir de son bureau, à sa mort en 1999.

Il s’agit donc d’une œuvre écrite au moment où Hitler était à son apogée. Or les analyses prévisionnelles de Haffner sur l’immanquable faillite du nazisme et du Reich millénaire à court terme sont d’une telle acuité et d’une telle justesse que les critiques mirent en cause l’originalité de l’ouvrage à sa parution et prétendirent que son auteur l’avait en réalité écrit après la guerre. Des analyses scientifiques du papier et de l’encre prouvèrent le contraire.

Sebastian Haffner commence son récit par des souvenirs d’enfance de la guerre de 14-18, en insistant sur le désarroi allemand après la défaite:

    «Novembre 18: la guerre finissait, les femmes retrouvaient leurs maris, les hommes retrouvaient leur vie, mais curieusement, cette situation n’évoque nulle idée de fête, bien au contraire; elle est synonyme d’aigreur, de défaite, de peur, de fusillades absurdes, de confusion – et ben sûr de mauvais temps.»

Les «fusillades absurdes» ne sont autres que les tentatives révolutionnaires qui éclatèrent en divers points de l’Allemagne. Haffner a beau être de droite, son constat s’élève au-dessus des partis:

    «Durant quinze jours, il n’y eut pas de journaux à Berlin, mais seulement des coups de feu proches et lointains – et des rumeurs. Puis les journaux reparurent, le gouvernement avait gagné, et le jour suivant on apprit que Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg avaient été abattus, tous deux alors qu’ils tentaient de s’enfuir. Pour autant que je le sache, c’est là l’acte de naissance de cette façon de traiter les adversaires politiques qui est devenue depuis la règle à l’est du Rhin: on les abat alors qu’ils tentent de s’enfuir. Elle était à l’époque si peu familière que nombre de gens prirent l’expression à la lettre et y ajoutèrent foi. C’étaient des temps civilisés. »

Pendant les années qui suivirent l’Allemagne ne connut que violences et affrontements politiques, crise économique et chômage, avant qu’en 1926 le gouvernement influencé par Stresemann ne parvienne à rétablir le calme:

    «On avait tout ce qu’on pouvait raisonnablement désirer en fait de liberté, d’ordre et de paix ; le libéralisme le plus débonnaire régnait alentour, on gagnait bien sa vie, on mangeait bien, on s’ennuyait un peu. Chacun était rendu à son existence privée, cordialement invité à s’organiser comme il l’entendait et à faire son salut à sa façon. C’est alors que se produisit un phénomène étrange – et je pense révéler ici un des événements politiques les plus fondamentaux de notre époque, dont aucun journal n’a parlé. Cette invitation ne fut dans l’ensemble nullement suivie. On ne voulait pas. Il s’avéra que toute une génération d’Allemands ne savait que faire de cette liberté personnelle qu’on lui octroyait. Environ vingt classes d’âges, les jeunes et les très jeunes (…) se retrouvaient désemparés, appauvris, déçus et ennuyés. Ils n’avaient jamais appris à vivre sur leurs réserves, à organiser leur petite vie privée pour qu’elle soit grande, belle, féconde.»

Pour Haffner, c’est à ce moment-là, au retour de la prospérité, que commence à se creuser l’abîme qui divisera les Allemands en nazis et non-nazis, la majorité refusant les libertés individuelles faute de savoir s’en servir et ne rêvant que d’aventure collective. Du pain bénit pour Hitler qui sut exploiter à fond cette situation.

L’ascension de Hitler accompagne la jeunesse de l’auteur. Les pages qu’il consacre aux premiers mois de l’année 1933 sont tout à fait passionnantes dans la mesure où il pose les questions qu’en général personne ne se pose:

    «Dans l’histoire de la naissance du Troisième Reich, il existe une énigme non résolue, plus intéressante me semble-t-il que la question de sa voir qui a mis le feu au Reichstag. Et cette question, la voici: où sont donc passés les Allemands? Le 5 mars 1933, la majorité se prononçait encore contre Hitler. Qu’est-il advenu de cette majorité? Est-elle morte? A-t-elle disparu de la surface du sol? S’est-elle convertie au nazisme sur le tard? Comment se fait-il qu’elle n’ait eu aucune réaction visible?»

Haffner donne sa réponse. Comme dans les bons films policiers, il serait dommage de la révéler. Je vous en laisse la surprise.