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La montée du nazisme vue de l’intérieur

Depuis quelques jours, l’Euro 2004 de football a pris le pas sur les commémorations du soixantième anniversaire du débarquement en Normandie. Le lecteur friand de se ménager des pauses lecture entre deux matches ne m’en voudra pas de revenir sur la Deuxième Guerre mondiale et en particulier sur la montée du nazisme en Allemagne.

Pratiquant la vulgarisation historique à large spectre — dans l’enseignement, la presse et les musées — depuis assez longtemps, je sais par expérience qu’il est très difficile de trouver de vrais instruments de compréhension de la formidable crise qui, vingt ans à peine après l’horrible boucherie de la Première Guerre mondiale, a plongé le monde dans les massacres industrialisés de la Deuxième Guerre mondiale: génocide des Juifs, extermination des Slaves, destruction des villes allemandes, Hiroshima, pour n’en mentionner que les aspects les plus voyants.

Confronté à la stérilité intellectuelle des grandes fresques historiques prétendument objectives, découragé par les recherches érudites difficilement transmissibles au profane, effrayé par la superficialité (à quelques exceptions près) du grand ou du petit écran, je me suis rabattu depuis quelques années sur l’œuvre historique intime qui, mêlant le «je» au «nous» ou au «eux» donne une perception immédiate des événements et privilégie leur dimension proprement humaine, tout en tissant en toile de fond le décor politique, social ou militaire dans lequel l’action se déroule. Saisir l’individu dans son autonomie par rapport à la société pour comprendre le mouvement du monde.

Dans ce but, j’ai signalé aux lecteurs de Largeur.com (il y a déjà 4 ans !) le «Journal» de Léon Werth et, quelques mois plus tard, ce monument de l’histoire du nazisme que sont les deux volumes publiés du journal intime de Victor Klemperer.

Je n’avais pas caché à l’époque l’émoi provoqué par la découverte de Klemperer, la relecture de l’histoire allemande à laquelle j’avais dû me livrer. Mais Werth et Klemperer étant tous deux juifs, l’un français, l’autre allemand, la surprise était, si je puis dire, attendue. Il s’agissait de victimes du nazisme relatant avec précision les vicissitudes de leur statut de victimes. Il en va tout autrement avec le livre de Sebastian Haffner, «Histoire d’un Allemand» traduit en français il y a deux ans et que je découvre à l’occasion d’une nouvelle édition augmentée qui vient de paraître.

Né en 1907 dans une famille de la bourgeoisie protestante de droite, Haffner raconte (probablement en s’inspirant de son journal intime) ses souvenirs de la période 1914-1933. Il écrivit son livre – très construit sur le plan littéraire – en 1939, alors qu’il vivait en exil en Angleterre. Il avait 32 ans. Cet ouvrage ne fut jamais publié de son vivant, ce sont ses enfants qui le découvrirent, caché dans un tiroir de son bureau, à sa mort en 1999.

Il s’agit donc d’une œuvre écrite au moment où Hitler était à son apogée. Or les analyses prévisionnelles de Haffner sur l’immanquable faillite du nazisme et du Reich millénaire à court terme sont d’une telle acuité et d’une telle justesse que les critiques mirent en cause l’originalité de l’ouvrage à sa parution et prétendirent que son auteur l’avait en réalité écrit après la guerre. Des analyses scientifiques du papier et de l’encre prouvèrent le contraire.

Sebastian Haffner commence son récit par des souvenirs d’enfance de la guerre de 14-18, en insistant sur le désarroi allemand après la défaite:

Les «fusillades absurdes» ne sont autres que les tentatives révolutionnaires qui éclatèrent en divers points de l’Allemagne. Haffner a beau être de droite, son constat s’élève au-dessus des partis:

Pendant les années qui suivirent l’Allemagne ne connut que violences et affrontements politiques, crise économique et chômage, avant qu’en 1926 le gouvernement influencé par Stresemann ne parvienne à rétablir le calme:

Pour Haffner, c’est à ce moment-là, au retour de la prospérité, que commence à se creuser l’abîme qui divisera les Allemands en nazis et non-nazis, la majorité refusant les libertés individuelles faute de savoir s’en servir et ne rêvant que d’aventure collective. Du pain bénit pour Hitler qui sut exploiter à fond cette situation.

L’ascension de Hitler accompagne la jeunesse de l’auteur. Les pages qu’il consacre aux premiers mois de l’année 1933 sont tout à fait passionnantes dans la mesure où il pose les questions qu’en général personne ne se pose:

Haffner donne sa réponse. Comme dans les bons films policiers, il serait dommage de la révéler. Je vous en laisse la surprise.