De ces quatre premiers jours, on retiendra une déconfiture portugaise, un moment de grâce en Zidanie et l’apparition d’un attaquant formidable prénommé Zlatan. Et surtout ceci…
Il y a dix ans, le Portugal était encore exportateur net de femmes de ménage. Aujourd’hui, c’est un importateur net d’ouvriers ukrainiens. Toute la modernité du pays est là, dans cette inversion de destin dans l’européanité. En traversant le continent dans toute sa longueur, près de 3000 kilomètres de l’extrême-Est à l’extrême-Ouest, 300’000 ressortissants de l’ex-bloc soviétique (dont de nombreux Roumains et Moldaves, frères latins) ont apporté aux Lusitaniens la certitude philosophique du basculement vers l’aisance. Car que dit leur miroir? Que, 18 ans après leur entrée dans l’Union, ils sont désormais des Européens de choix. Délectable vertige: il existe désormais, se disent les Portugais, des Européens plus pauvres que nous au point de nous désirer.
L’Euro 2004 devait consacrer l’accession à ce stade suprême de l’Occident. C’est en effet la première grande compétition internationale qu’organise le pays. En la réussissant, il passe son examen de classe. Le rite de passage a pourtant un coût: de l’Algarve à la frontière de la Galice, on a planté de nouveaux stades dans tout le pays, tous très beaux, tous très chers (facture totale 650 millions d’euros) malgré le faible coût de la main-d’œuvre ukrainienne.
Mais l’Europe des nantis, c’est aussi une courbe en hausse dans la boîte aux lettres du citoyen-contribuable, principal financier des travaux publics de prestige quand se tarit la pompe à finances bruxelloise. Ailleurs, on organise des référendums contre la tenue de compétitions haut de gamme, carburant honni de la pression fiscale. Au Portugal, c’est encore un honneur. Pour combien de temps ?
L’Estádio Municipal de Braga, au nord du pays, est la plus belle de ces nouvelles arènes, creusée sur une colline au sommet de la ville, à coups d’explosion dans le granit. On venait autrefois dans cette cité pour y admirer le sanctuaire baroque du Bom Jesus, dont l’interminable escalier signifie encore et toujours tout le chemin qu’il faut parcourir pour espérer obtenir le pardon divin.
Les joueurs portugais devront peut-être bientôt le gravir. Car samedi, en ouverture du tournoi, ils ont pêché. Défaits (1-2) par les Grecs, honorables joueurs moyens au palmarès ténu, ils sont déjà au pied du mur, comme l’on dit en pareille occasion. Pathétique, Figo, le «galactique» du Real Madrid. Lamentable, Pauleta, le buteur des Açores, adulé par les supporters du PSG. Piteux, Cristiano Ronaldo, le gamin raflé à prix d’or par Manchester United.
Et déjà , tout le Portugal se cherche des coupables, histoire de gagner du temps en cas de grand malheur patriotique. Il n’y a qu’à faire un tour sur le site du meilleur quotidien lisboète, Publico, pour se rendre compte de l’imminence du drame national qui se trame: mercredi soir, la nation joue son existence contre la Russie, dès 20h45 au magnifique Stade de la Luz à Lisbonne.
Les seize équipes engagées ont toutes joué une fois. Qu’en retenir ? Que la confrontation directe entre Zidane et Beckham a tourné à l’avantage du génial Kabyle, secondes de grâce éternelle à la fin d’une partie d’échecs entre gens du monde. Que l’équipe de Suisse joue encore plus mal que prévu, tout en se félicitant, torture de la sémantique, d’avoir «gagné un match nul». Que les Croates ont le crâne rasé et le coup de coude vicieux (6500 euros d’amende). Que les Italiens ont joué comme des patates contre les «Danemarkiens», comme les appelle l’entraîneur Trapattoni – on ne sait pas s’il plaisantait. C’est bon signe, ils iront loin.
On retiendra surtout l’apparition d’un formidable attaquant, en la personne de Zlatan Ibrahimovic, joueur euro-bosniaque tonitruant et roboratif, né («oui») à Malmö en 1981. L’homme évolue en pointe à l’Ajax d’Amsterdam. Il occupe la même position au sein de l’équipe de Suède, qui a terrassé lundi soir (5-0) des Bulgares comme enlisés dans le yoghourt. Zlatan à gauche, Zlatan à droite, Zlatan au centre, le feu-follet, massif et athlétique, donnait le tournis aux Balkaniques – que l’on avait pourtant prédit plus opiniâtres.
Intrigués par la performance du grand gaillard, nous sommes allés visiter le site lancé par ses fans. Où l’on apprend que sa mère se prénomme Jurka et son père Sefik; qu’il a quelques demi-frères et demi-soeurs. Où l’on constate qu’il vit «dans une maison à Diemen, près d’Amsterdam». Où l’on se rend compte que Zlatan possède une Porsche Turbo, une Ferrari 360 et une BMW X5, que son lieu préféré sur terre est son lit, qu’il préfère la cuisine chinoise, et le jeu ISS 2 sur sa console vidéo.
Où l’on relève enfin que sa planète culturelle s’inscrit dans un cosmos animé par Robinson Crusoé et le film «Gladiator». Voilà pour le CV, banal dans le milieu. Il a fait de Zlatan un millionnaire du ballon. Il aurait aussi pu faire de lui un chômeur, dans le port d’Amsterdam. C’est tout le miracle du football: si Zlatan progresse dans le tournoi avec l’adroite phalange suédoise, il rendra fous de bonheur les chômeurs de Sarajevo.
