- Largeur.com - https://largeur.com -

Pas de temple pour ces Grecs

Caramba, le commando du Péloponnèse a encore frappé. En plaçant sa tête vers la soixante-cinquième minute, le centre-avant grec Charisteas endeuille dix millions de Portugais de Lusitanie et quelques millions de plus dans la diaspora. Il offre à Athènes la couronne du football continental, ce qui ravit ses compatriotes, et désespère tous les amateurs de beau jeu.

Car voilà, l’heure est grave. Les journalistes sportifs, comme toujours incapables de se remettre en question, célèbrent ce matin la «sensation» grecque, l’«odyssée folle» d’illustres inconnus, oubliant avoir maudit ces dernières semaines le style de jeu peu reluisant de cette équipe disciplinée mais sans génie.

Vrai, c’est une grande première. Jamais une équipe nationale si peu cotée (50 contre 1 au début du tournoi) n’était parvenue à arracher un titre majeur. Peu souvent qualifiés pour les grandes compétitions, les Grecs n’avaient jamais non plus remporté le moindre match en Coupe du Monde ou lors d’un Euro. Mais de là à se réjouir de leur étonnant parcours, non! Nous refusons de construire un temple à la gloire de ces Grecs-là, antithèse de leurs illustres ancêtres.

On connaissait en effet les Hellènes grands bâtisseurs. C’était certes il y a plus de deux mille ans, mais les traces de cette civilisation brillante demeurent un peu partout sur le pourtour méditerranéen, de Sélinonte (Sicile) à Ephèse (Turquie). Hellas: de l’ordre dorique, nous sommes passés à l’ordre tout court. Celui qui règne dans les rangs de la phalange sans âme de l’entraîneur allemand Otto Rehhagel.

Au fil des matchs, ses spartiates sont parvenus à déconstruire le jeu adverse par un positionnement défensif tellement rigoureux qu’il relève de l’acharnement. Sportivement, cela donne une victoire en finale, que personne ne contestera. Après tout les Grecs étaient, ces trois dernières semaines, les plus forts des seize pays engagés dans le tournoi. Mais force ne rime pas avec beauté. Car sur le plan philosophique – il compte énormément en football – cette équipe n’a pas donné à voir, encore moins à jouir. Pêché capital.

Au fil des rencontres (quart de finale contre la France, demi-finale contre la République Tchèque, finale contre le Portugal) le onze égéen a additionné les succès sur le score minimaliste de 1 à 0, en verrouillant les mouvements sur le terrain. Cette équipe est une tueuse d’enthousiasme, une effaceuse d’esquisses, un vaccin contre l’initiative. Triomphe du cadenas sur la clé des champs. Déroute de la créativité face à la rigueur. Comment s’en réjouir?

Tout ça pour ça: 31 matches pour que les partenaires du gardien Nikkopolidis nous replongent vingt ans en arrière, à l’époque peu glorieuse du «catenaccio», où l’on ne jouait pas pour gagner, mais pour ne pas perdre. Ce qui a longtemps été perçu comme l’unique chemin vers la victoire. Un état d’esprit qui avait été balayé par une quinzaine d’années de football champagne, incarnées par une équipe de France qui a définitivement disparu des écrans radar.

Bien sûr, on peut objecter. Les autres ont joué moins bien. Les stars (Beckham, Zidane, Raul, Totti) étaient cuites. Trop de matches dans la saison, trop de fatigue, trop d’argent. Perfidement, on relèvera qu’aucun des joueurs qui se trémoussent dans les publicités pour de grandes marques – ceux listés ci-dessus, plus quelques autres – n’est allé très loin dans cet Euro 2004. Il y avait aussi des équipes brillantes, au jeu suave, comme les Pays-Bas, la Suède et le Danemark. Elles ont buté sur le néo-réalisme.

Il y a bien eu quelques révélations, comme le chasseur de buts anglais Wayne Rooney issu des bas fonds prolétaires de la middle England; comme le formidable attaquant tchèque de Liverpool Milan Baros; ou comme le mignon dribbleur portugais Cristiano Ronaldo, nouvelle icône planétaire. Ses larmes juvéniles sur joues d’éphèbe font ce matin la une de la presse portugaise.

Mauvaise fille, la vierge de Fatima n’a pas intercédé pour l’enfant chéri du Portugal. Rien de pire, pour l’équipe hôte, que de perdre en finale devant son propre peuple. Il n’y avait qu’à voir la tête du Premier ministre Manuel Durrao Barroso, dans les tribunes, pour s’en rendre compte. L’homme, qui sera en octobre prochain le nouveau président de la Commission européenne à Bruxelles, était littéralement effondré. Une claque électorale lui aurait fait moins mal.

Reste, finalement, un immense regret. Celui de l’échec tchèque. Calibrée pour le succès, formidable d’énergie, intelligente dans ses changements de rythme et ses renversement de jeu, la formation de Karel Brückner a encore une fois échoué tout près du but. Triste épilogue pour la génération de Pavel Nedved et Karel Poborsky. Si elle avait gagné, on aurait parlé de «nouveau football», et tous les entraîneurs du continent se seraient mis à imiter son style et à enquêter auprès du centre de formation du Sparta de Prague.

Mais désormais (les vainqueurs ont toujours raison), c’est le vilain football selon Rehhagel qui risque de servir d’évangile. Depuis toujours, les rêves d’enfants sont peuplés de cavaliers offensifs (le 9 ou le 10) chevauchant à bride abattue vers un gardien affolé. Les héros Grecs de Lisbonne ont terrassé ce mythe. Tu seras défenseur, jeune homme.