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Ernst Jünger, les rêves d’un homme centenaire

L’Allemagne vient — pour la première fois à l’occasion du soixantième anniversaire de l’événement — de célébrer avec faste les auteurs de l’attentat contre Hitler du 20 juillet 1944.

Stauffenberg, le colonel poseur de bombe, est désormais assuré d’un grand destin très posthume de héros national. Il n’en fut pas toujours ainsi: pendant longtemps, après la guerre dans l’Allemagne d’Adenauer, il passa pour un traître à sa classe (l’aristocratie) et à sa caste (les élites militaires). A l’époque, seule la résistance des jeunes frère et sœur Scholl avait droit de cité, parce que d’inspiration chrétienne. On lisait «Die Weisse Rose» d’Inge Scholl dans les gymnases vaudois à la fin des années 1950 déjà.

Il a fallu un demi-siècle pour que la résistance allemande soit découverte par les historiens et, surtout, par les éditeurs. Pour en prendre une bonne mesure, on peut se référer au livre «Des Allemands contre le nazisme. Oppositions et résistance, 1933-1945» publié en 1997 chez Albin Michel.

Comme il s’agit du compte-rendu d’un colloque d’historiens franco-allemands, les articles sont brefs, les points de vue différents (voire divergents) et parfois les conclusions contradictoires. Cela permet au lecteur de se faire sa propre idée et, par exemple, de situer avec précision la position du comte von Stauffenberg au sein de la résistance militaire allemande dont l’échec permit à Hitler de se débarrasser de centaines d’officiers supérieurs (dont Rommel, contraint au suicide) dont la loyauté lui paraissait suspecte.

Il y a quelques années, à l’occasion d’un pèlerinage littéraire pour voir les lieux où Ernst Jünger passa la moitié de sa vie, je me suis retrouvé face au château des Stauffenberg (présentation ici en PDF) dont l’écrivain occupait la maison forestière. Cette proximité n’était pas due au hasard: après l’attentat de juillet 1944, Jünger fut envoyé à la retraite par un état-major hitlérien qui daigna se souvenir des médailles qu’il avait conquises au cours de la Première guerre mondiale.

C’est dans sa maison souabe que Jünger a écrit une de ses œuvres majeures, ce journal commencé au lendemain de ses septante ans, le 30 mars 1965, et traduit en français chez Gallimard sous le titre de «Soixante-dix s’efface». En voici les premières lignes :

Cette biblique inquiétude n’avait pas lieu d’être: soixante-dix ans effacés, il vécut encore 33 ans (l’âge prêté à Jésus !) de paisible bonheur à Wilflingen, entre ses collections d’insectes, ses livres, ses papiers, ses chats et ses tortues.

Je viens de finir la lecture du dernier volume, le cinquième, de «Soixante-dix s’efface», paru il y a quelques jours. Il couvre les années 1991-1996 allant de la nonante-sixième à la cent-unième de la vie jüngerienne. Le 29 mars 1995, quand le chancelier Kohl et le président Herzog vont fêter avec lui son centième anniversaire, il prononce un petit discours non dénué d’humour:

Il n’est pas banal ni courant de lire la prose d’un centenaire. Celle de Jünger dégage une impression de grande sagesse, avec des retours plus fréquents qu’auparavant sur les années de jeunesse et sur la Deuxième guerre mondiale qu’il passa dans les bureaux parisiens de l’occupant allemand.

Mais ce qui est proprement enchanteur, au sens fort du terme, c’est l’habileté avec laquelle l’écrivain passe de l’état de veille à celui de semi-veille ou semi-sommeil, puis à l’état de sommeil en racontant ses rêves. A un âge très avancé, l’être humain, même le plus vigoureux, passe beaucoup de temps au repos, ce qui laisse une grande liberté à son imagination. L’art de Jünger est tel que le lecteur doit souvent se secouer pour savoir dans quelle réalité il est entraîné par l’écrivain. L’impression en est d’autant plus forte.

Ernst Jünger s’est tu le 17 février 1998. Son Journal s’était interrompu deux ans plus tôt, le 17 mars 1996. Jünger notait alors qu’il était descendu au jardin par une belle journée d’avant printemps où les crocus commençaient tout juste à percer. Puis il écrit: