La façade de la Faculté des Sciences de Neuchâtel se dégrade dangereusement et risque de tomber sur la tête des étudiants. Dans l’urgence, l’édifice a été recouvert d’un filet, en attendant que soient remplacées les plaques de pierre qui se détachent des murs. «Avant de commencer ces travaux, nous devons définir les responsabilités, confie Hans-Heinrich Nägeli, co-recteur de l’Université. Tout le monde n’a pas le même avis sur ceux qui devront payer.»
«Et la facture s’annonce salée», ajoute un architecte local.
Lors de son inauguration il y a à peine trois ans, cet édifice monumental situé sur la coline du Mail avait été présenté comme «le plus gros bâtiment jamais construit par le canton», avec un budget global de 111 millions de francs. Son architecture faisait tout particulièrement la fierté du département cantonal de géologie, qui y loge et qui vante sur son site les mérites de cette construction «propice à l’enseignement et à la recherche». En matière de recherche, ironiquement, la détérioration de sa façade en pierre constitue aujourd’hui un sujet de choix pour les étudiants géologues.
«Les premières altérations ont été constatées avant même l’inauguration du bâtiment, vers 1998 déjà, explique l’architecte Eric Ryser, chef du projet. Elles sont dûes à la structure même de la pierre qui a été choisie.» En l’observant de loin, on pourrait croire que la façade d’Unimail est recouverte de granit; il s’agit au contraire d’une roche calcaire, proche du marbre. «C’est le professeur Francis Persoz qui a préféré utiliser cette pierre plutôt que du granit. Quand ce choix a été fait, on ne savait pas que des problèmes pouvaient survenir», poursuit Eric Ryser.
Parti entre-temps à la retraite, Francis Persoz, éminent géologue et ancien recteur, est considéré comme le père spirituel d’Unimail. Très touché par cette affaire, il se rend régulièrement sur place pour observer l’évolution de ce bâtiment dont il a accompagné toute l’histoire, en tant vice-président de la commission qui en avait la charge. «Nous avions renoncé au granit parce qu’il posait un problème esthétique, explique-t-il. Il se marie mal avec la pierre jaune. De plus, il est étranger au Jura, et très coûteux. C’est pourquoi nous nous sommes rabattus sur cette pierre calcaire, sans savoir qu’elle pouvait poser des problèmes de cintrage.»
Selon Gilbert Mussi, de l’entreprise Facchinetti qui a effectué le travail de pose, la pierre en question a été importée de Haute Savoie.
Aujourd’hui, les différentes compagnies impliquées se renvoient la responsabilité de cette dégradation. Faut-il blâmer les géologues, les architectes, le marbrier, les ingénieurs, les entreprises de construction? Dans tous les cas, l’Etat de Neuchâtel s’estime lésé, et il a décidé de faire la lumière sur l’affaire. «Une procédure a été ouverte au printemps, détaille Fabio Morici, président du tribunal de district. Elle vise à recueillir des preuves qui pourraient éventuellement déboucher sur un procès.» Un spécialiste argovien des matériaux, le Dr Philipp Rück, a été agréé par les différentes parties pour établir les faits dans un document qui reste confidentiel. «J’ai rendu mon expertise au tribunal il y a un mois», dit-il.
Selon l’architecte Eric Ryser, c’est du côté de Lausanne qu’il faudrait rechercher la responsabilité de toutes ces complications. «Le laboratoire des essais pierreux de l’EPFL avait étudié le projet et rendu un avis favorable. J’estime qu’il est responsable, puisqu’il a écrit que rien ne s’opposait à l’usage de cette pierre en façade ventilée.»
La question est dès lors de déterminer s’il était possible, au début des années 90, de deviner que ces pierres calcaires risquaient de se déformer sous l’effet de l’humidité et des différences de température. «Ce problème n’était pas connu dans les milieux romands de l’architecture, explique Francis Persoz. Mais un expert de Saint-Gall m’a dit qu’il était connu hors de Suisse.» Ce qui ne va pas simplifier l’affaire.
A l’intérieur d’Unimail, tandis que le soleil surchauffe les grandes dalles marbrées, on ne semble pas trop se soucier de la dégradation des façades. «A ma connaissance, aucune pierre n’est encore tombée, dit Eric Verecchia, du département de géologie. Mais des fentes ont été observées, de même que des bombements. Notamment tout en haut du bâtiment, où les déformations sont splendides: la roche prend une forme de parabole!»
Depuis plus d’un an, le professeur de géologie Martin Burkhard tente de convaincre ses étudiants de consacrer un travail de diplôme à cette altération des pierres de revêtement. Mais rien n’y fait. «J’imagine que les étudiants s’intéressent davantage à la nature qu’à ces problèmes techniques», dit Francis Persoz.
Au centre de l’édifice, une très vieille façade en pierre d’Hauterive semble, elle, bien tenir le coup: c’est l’ultime trace du pénitentier qui se dressait sur la colline du Mail depuis le siècle dernier. La décision de conserver cette façade a apparemment joué des tours aux géologues puisque c’est sa pierre jaune qui a motivé le choix du calcaire, pour des raisons esthétiques. «A l’époque, ce projet nous avait tellement fait souffrir que nous avions décidé de le baptiser «Les Fleurs du Mal», dit l’architecte Eric Ryser. Et là, on peut dire que le souffrance continue…»
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Une version de cet article a été publiée dans L’Hebdo du 29 juillet 2004.