GLOCAL

Les silences de Kerry

Dans la dernière ligne droite avant l’élection, le challenger de George W. Bush se montre étrangement discret sur plusieurs dossiers cruciaux. Fracture sociale? Proche-Orient ? Silence radio.

Dans une dizaine de jours, nous serons fixés sur le sort de la présidence étasunienne et nous saurons qui de Bush ou Kerry l’aura emporté. Pour avoir suivi toutes les campagnes électorales depuis le milieu des années soixante, il me semble (mais les souvenirs sont trompeurs!) que jamais elles n’ont suscité en Europe un tel intérêt.

Peut-être parce que les jeux étaient faits à l’avance par manque d’envergure du challenger (Humphrey, Mac Govern) ou de charisme du sortant (Carter, Bush Sr). Aujourd’hui, les candidats sont vraiment au coude à coude et, à moins d’un coup d’éclat médiatique de dernière minute, bien malin qui ose prendre le pari.

Une chose est toutefois certaine: le discours politique global a pris un méchant virage à droite. Le candidat démocrate a commencé sa campagne en embouchant les trompettes de la renommée, en gonflant ses biceps d’ancien héros des champs de bataille asiatiques. Il a ensuite redécouvert les vertus de la religion au point de se faire filmer à plusieurs messes dominicales différentes.

Il ne lui manque qu’une chose: un ranch texan où se faire filmer, chemise ouverte, jeans serrés et bottes de cuir, en train de flatter la croupe d’un mustang.

A part ça? Rien ou presque. Un appel au soutien de la classe moyenne en lui faisant miroiter de menus avantages fiscaux et sociaux, ce qui ne fait que ressortir son silence sur le sort des petites gens dont les légions ne cessent de grossir.

Le plus consternant dans l’affaire est que l’on assiste au combat de deux géants (du point de vue de leur futur pouvoir, bien sûr) contre des moulins à vent.

Ainsi cette unanimité incantatoire contre Al Qaïda, commode invention médiatico-policière. On sait depuis le lendemain des attentats du 11 septembre que cette organisation n’existe pas, que l’on regroupe sous cette appellation générique toutes sortes de groupuscules islamisants agissant pour l’essentiel au Proche-Orient et dans quelques pays plus lointains (Malaisie, Indonésie, Philippines).

Une enquête de la BBC vient encore une fois de le prouver, en montrant combien la force de frappe de ces groupes est idéalisée, mais en leur attribuant aussi, à chacun isolément, une capacité de nuisance certaine.

Cette fixation sur un ennemi fictif serait au mieux ridicule si elle ne mettait en cause quelques libertés fondamentales (d’expression, de déplacement…) dont on pouvait penser qu’elles étaient acquises une fois pour toutes, si elle ne justifiait une militarisation outrancière de la société, si elle ne provoquait la mise à ban d’une partie importante des habitants de la planète parce qu’ils sont musulmans. On n’a pas entendu Kerry prendre ses distances de cette diabolisation indéfendable.

Par opposition, nous ne l’avons pas entendu non plus hasarder l’esquisse d’une proposition sur le conflit israélo-palestinien qui est tout de même à l’origine du pourrissement des rapports politiques au Proche-Orient. Or ce conflit lui aussi tire toute la politique mondiale vers la droite, circonscrit qu’il est désormais à de sanglantes surenchères nationalistes de part et d’autre.

Dans un tout autre domaine, n’est-il pas étonnant de voir une puissance telle que les Etats-Unis, si pointilleuse quand il s’agit de contrôler les scrutins des autres, se montrer incapable de maîtriser l’organisation des élections et de laisser place au doute quand ce n’est pas à la fraude?

Quand une société en arrive à de tels blocages, c’est qu’elle est en voie de transition vers un autre modèle. Si Emmanuel Todd a pu, avec raison, écrire un beau livre sur le déclin américain, il reste que ce déclin risque de durer longtemps et qu’il sera accompagné de soubresauts imprévisibles.

Si Bush gagne, il fera son possible pour accentuer durablement la pression autoritaire et réactionnaire. Si Kerry l’emporte, étant donné tout ce qu’il n’a pas dit, on peut encore le créditer d’un possible retour au bon sens dans la défense des acquis démocratiques. Mais l’espoir est faible.