KAPITAL

Les distributeurs se lancent dans la presse magazine

Pour flatter leur clientèle, des entreprises comme Ikea ou Globus se mettent à publier leurs propres revues sur papier glacé. Les éditeurs s’inquiètent.

C’est la nouvelle lubie des entreprises de distribution: publier un magazine. Pas un simple catalogue publicitaire, mais un vrai magazine sur papier glacé, avec des articles «lifestyle» écrits par de vrais journalistes. Avec aussi de vrais lecteurs qui recoivent gratuitement la revue, et de vraies pages de publicité, payantes, qui remboursent une partie des frais de production.

Pour l’entreprise, la solution magazine ne semble présenter que des avantages : elle flatte l’image de la marque, fidélise le client et lui donne des idées pour aller dépenser davantage d’argent dans ses magasins. Exemple: le premier numéro de Globus Magazine, qui vient de sortir, interroge l’écrivain Martin Suter et l’humoriste Joseph Gorgoni sur leur rapport à la salle de bain — avant de présenter de splendides peignoirs en éponge vendus dans les succursales («98 francs au lieu de 159.-»).

Selon le même principe, la revue View d’Ikea et le Nespresso Magazine glissent des informations sur leurs nouvelles offres entre quelques conseils pratiques, une interview people et un article thématique.

Avec leurs budgets de grand luxe, ces magazines commerciaux vont-ils finir par concurrencer la presse traditionnelle? «En tout cas pas sur le plan éditorial, dit Roger Blum, professeur en science des médias à l’Université de Berne. Les lecteurs sont suffisamment intelligents pour faire la différence entre un journal sérieux et une publicité déguisée. Les entreprises veulent s’approprier un peu de crédibilité journalistique en publiant ces magazines. C’est la suite logique des publi-reportages.»

S’ils ne représentent pas encore une réelle menace éditoriale, ces nouveaux titres commencent à grignoter une part du marché de la pub, car ils disposent de canaux de distribution redoutables. «Notre magazine est distribué en cinq langues (italien, français, allemand, hollandais et anglais) à nos meilleurs clients, qui ont un niveau de vie supérieur à la moyenne», annonce Hans Joachim Richter, responsable de Nespresso Magazine.

Avec ce lectorat ciblé, le magazine a séduit des marques comme Puma, Alessi ou Audemars Piguet, qui ont acheté des pleines pages de pub pour l’ensemble du marché européen (tarif: 21’500 euros pour 650’000 exemplaires). «Mais il est aussi possible d’acheter une page pour un marché local, précise Hans-Joachim Richter. Pour la Suisse, par exemple, c’est 15’000 euros pour une page dans les trois versions linguistiques.»

La distribution massive peut parfois s’avérer contre-productive. Exemple, le magazine View, d’Ikea. «A son lancement en 2002, nous l’avons distribué à l’ensemble des détenteurs suisses de la carte Family, explique Manuella Wittman, responsable des relations clients. Mais nous nous sommes aperçus que beaucoup de gens n’étaient pas intéressés. Nous avons donc décidé de changer la formule, et au lieu de l’envoyer, nous le mettons à la disposition des clients dans nos magasins. Ça marche mieux ainsi, et c’est plus écologique.»

Le tirage d’Ikea View a ainsi été divisé par quatre, passsant à 100’000 exemplaires. Ce qui ne l’empêche pas de continuer à attirer les annonceurs. «Volvo ou la compagnie aérienne SAS nous achètent régulièrement de la pub», dit Manuella Witttman.

L’arme secrète de tous ces magazines, c’est la distribution automatique: les fichiers clients. «Nous avons 270’000 membres de notre Plus Card», dit Ernst Pfenninger, porte-parole de Globus. Les annonceurs savent que leur publicité sera vue par des lecteurs qui ont l’habitude de dépenser de l’argent.

«Sur le plan commercial, cela ne fait aucun doute que ces publications représentent une nouvelle concurrence, et nos membres traditionnels ne sont pas très contents, indique Daniel Kaczynski, directeur de Schweizer Presse, l’organisation faîtière des éditeurs. Les grands distributeurs se rendent compte qu’ils peuvent garder leur budget de pub chez eux, ce qui transforme le marché. Aux Etats-Unis, le géant de la distribution WalMart est en train de devenir le plus grand propriétaire de médias du pays…»

Nespresso Magazine

Ikea View

Globus Magazine

Parutions par an

2

4

1 ou 2

Distribution suisse

220’000 ex.

100’000 ex.

250’000 ex.

Prix de la page de pub

Env. 22’000 francs

5’600 francs

30’000 francs

Qualités

Design élégant, photographie prestigieuse

Informations pratiques, sans prétention

Design élégant, large choix de produits

Défauts

Interviews de complaisance

Ressemble à un catalogue

Contenu sans surprise, couverture ratée

Prix affiché

CHF 6.80

CHF 4.50

CHF 10.-

Distribution mondiale

650’000 ex.

Env. 1 million d’ex.

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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo du 18 novembre 2004.