C’est une baudruche dégonflée que les politiciens européens découvrent tout à coup avec étonnement, après lui avoir pardonné les crimes innommables commis en Tchétchénie. Une occasion à saisir.
«Ne pas humilier la Russie, ne pas profiter de sa faiblesse!» La formule commence à revenir de plus en plus fréquemment dans les commentaires concernant la crise ukrainienne. Une formule à double sens, qui demande à être précisée. En effet, de quelle Russie parle-t-on? De la Russie elle-même ou de son président, Vladimir Poutine?
J’ai malheureusement l’impression qu’une fois encore, la presse occidentale sacrifie au court terme et se répand en réalité en jérémiades sur le sort du kagébiste à la démarche féline et aux yeux tristes qui préside aux destinées de l’immense Russie.
Car, soudain, Poutine vacille. Confronté pour la première fois à une importante crise dans un grand pays européen, une crise dont tout un chacun peut comprendre les tenants et les aboutissants, une crise qui renvoie dos à dos des gens civilisés capables de se mobiliser jour et nuit dans un froid polaire sans jamais céder à la violence, le piètre flic qui règne sur le Kremlin révèle le vide de sa pensée, la vacuité de son action, la vacance de ses projets politiques — sa permanence au pouvoir exceptée.
Cet homme n’a rien à dire. Il a été entraîné dès son plus jeune âge à cogner, donc à ne respecter que la force. La non violence le désarçonne, le laisse coi, le fait bégayer. Au point de dénoncer (non sans raison) les arrière-pensées colonialistes des amis occidentaux de l’Ukraine, tout en oubliant que lui-même, quoique dépouillé de quelques beaux fleurons de son empire (en particulier les Etats baltes et quelques pachaliks d’Asie centrale), dispose encore de beaux restes coloniaux parmi le 89 sujets de la Fédération russe qui lui restent dévoués.
La crise ukrainienne le met à nu: propulsé à la tête d’une puissance dont sa petite tête d’agent secret dressé à dominer les scènes exiguës de night clubs minables n’arrive même pas à concevoir l’étendue et les potentialités, il roule des mécaniques à la manière d’un faux dur de pré de foire.
C’est cette baudruche dégonflée que les politiciens européens découvrent tout à coup avec étonnement, après lui avoir pardonné les crimes innommables commis en Tchétchénie au nom de la civilisation, du christianisme et de la chasse aux terroristes. Et plutôt que de reconnaître leur erreur, de clamer désormais «Tout sauf lui!», nos politiciens tentent de le remettre en selle au nom du respect d’une prétendue démocratie, au nom de la sauvegarde de «règles» internationales qui n’en sont pas, en fait au nom du droit du plus fort là où il peut être fort. Comme en Tchétchénie. A mille contre un.
Il n’y a aucune raison de ne pas humilier cette Russie-là, celle de Poutine et de ses acolytes, du FSB-KGB, des voleurs, des violeurs et des massacreurs.
Par contre, la Russie la grande et géniale Russie, mérite toutes les attentions. Et le respect, ne serait-ce qu’en vertu de sa civilisation, de ses écrivains, de ses peintres et de ses musiciens.
Depuis un demi-millénaire, Grands Russes, Petits Russes et Russes Blancs (Russes, Ukrainiens et Biélorusses) emportés par un élan conquérant et créateur (et trop souvent dominateur) ont transformé des steppes stériles en greniers à blés parsemés de complexes industriels. Comme des alchimistes découvrant la formule du grand œuvre, ils ont fait jaillir des richesses colossales d’une terre ingrate. Ils ont créé ce qui, il y a quinze ans à peine, était le plus vaste empire de l’histoire.
Aujourd’hui, en rétrécissant, cet empire retrouve une mesure humaine. C’est sur cette mesure que l’Occident peut avoir de l’influence, en soutenant des programmes pensés en fonction des gens, non des mafias gouvernantes. En refusant de jouer les banquiers pour les voleurs et les escrocs qui accumulent en quelques années des fortunes vertigineuses. En traitant avec les peuples russes sur un pied d’égalité, entre gens de bonne compagnie, sans fermer les yeux sur les réalités qui sont leur quotidien: la dictature d’un halluciné à Minsk, celle d’un flic de bas étage à Moscou et celle d’une coterie de mafieux à Kiev.
Pas plus que nous, les Russes — Grands, Petits ou Blancs — ne sont prêts à croire que c’est cela la démocratie.
